II est un beau pays aussi vaste qu 'un monde
Où l'horizon lointain semble ne pas finir
Un pays à l'âme féconde,
Très grand dans le passé, plus grand dans l'avenir.
Blond du blond des épis, blanc du blanc de la neige,
Ses fils, chefs ou soldats, y marchent d'un pied sûr.
Que le sort clément le protège,
Avec ses moissons d'or sur un sol vierge et pur!
Pour la première fois de ma vie, je regardais mon pays de l'extérieur, de loin, comme si je ne lui appartenais plus. Transporté dans une grande capitale européenne, je me retournais pour contempler l'immensité des champs de blé et des plaines neigeuses sous la lune. Je voyais la Russie en français! J'étais ailleurs. En dehors de ma vie russe. Et ce déchirement était si aigu et en même temps si exaltant que je dus fermer les yeux. J'eus peur de ne plus pouvoir revenir à moi, de rester dans ce soir parisien. En plissant les paupières, j'aspirai profondément. Le vent chaud de la steppe nocturne se répandait de nouveau en moi.
Ce jour-là, je décidai de lui voler sa magie. Je voulus devancer Charlotte, pénétrer dans la ville en fête avant elle, rejoindre la suite du Tsar sans attendre le halo hypnotique de l'abat-jour turquoise.
La journée était muette, grise – une journée d'été, incolore et triste, l'une de celles qui, étonnamment, restent dans la mémoire. L'air sentant la terre mouillée gonflait le voilage blanc sur la fenêtre ouverte – le tissu s'animait, prenait du volume, puis retombait en laissant entrer dans la pièce quelqu'un d'invisible.
Heureux de ma solitude, je mis mon plan à exécution. Je tirai la valise sibérienne sur le tapis près du lit. Les fermetures sonnèrent avec ce léger cliquetis que nous attendions chaque soir. Je rejetai le grand couvercle, je me penchai sur ces vieux papiers comme un corsaire – sur le trésor d'un coffre…
À la surface, je reconnus certaines photos, je revis le Tsar et la Tsarine devant le Panthéon, puis au bord de la Seine. Non, ce que je cherchais se trouvait plus au fond, dans cette masse compacte noircie des caractères d'imprimerie. J'enlevais, en archéologue, une couche après l'autre. Nicolas et Alexandra apparurent dans des lieux qui m'étaient inconnus. Une nouvelle couche, et je les perdis de vue. J'aperçus alors de longs cuirassés sur une mer étale, des aéroplanes aux ailes courtes, ridicules, des soldats dans les tranchées. En essayant de retrouver les traces du couple impérial, je creusais maintenant en désordre, en mélangeant ces pages découpées. Le Tsar réapparut un instant, à cheval, une icône dans ses mains, devant un rang de fantassins agenouillés… Son visage me sembla vieilli, sombre. Moi, je le voulais de nouveau jeune, accompagné de la belle Alexandra, acclamé par les foules, glorifié par les strophes enthousiastes.
C'est tout au fond de la valise qu'enfin je mettais la main sur ses traces. Le titre en gros caractères ne pouvait pas tromper: «Gloire à la Russie!» Je dépliai la page sur mes genoux, comme faisait Charlotte et, à mi-voix, je me mis à épeler les vers:
Oh! grand Dieu, quelle bonne nouvelle,
Quelle joie fait vibrer tous nos cœurs,
Voir crouler enfin la citadelle
Où l'esclave gémit de douleur!
Voir un peuple relever la tête,
Et du droit porter le flambeau!
Ami, n'est-ce pas un grand jour de fête,
Sur nos palais faites hisser les drapeaux!
C'est seulement en arrivant au refrain que je m'arrêtai, frappé par un doute: «Gloire à la Russie»? Mais où est-il donc ce pays blond du blond des épis, blanc du blanc des neiges? Ce pays à l'âme féconde? Et que vient faire ici cet esclave qui gémit de douleur? Et qui est ce tyran dont on célèbre la chute?
Confus, je me mis à déclamer le refrain:
Salut, salut à vous,
Peuple et soldats de la Russie!
Salut, salut à vous
Car vous sauvez votre Patrie!
Salut, gloire et honneur
À la Douma qui, souveraine,
Va, demain, pour votre bonheur
À tout jamais briser vos chaînes.
Soudain, des gros titres qui surplombaient les vers me sautèrent aux yeux:
ABDICATION DE NICOLAS II. LA RÉVOLUTION: LE 89 RUSSE. LA RUSSIE DÉCOUVRE LA LIBERTÉ. KERENSKI – LE DANTON RUSSE. LA PRISE DE LA PRISON PIERRE-ET -PAUL, CETTE BASTILLE RUSSE. LA FIN DU RÉGIME AUTOCRATIQUE…
La plupart de ces mots ne me disaient rien. Mais je comprenais l'essentiel: Nicolas n'était plus tsar, et la nouvelle de sa chute provoquait une explosion de joie délirante chez ceux qui, hier soir seulement, l'acclamaient en lui souhaitant un règne long et prospère. En effet, je me rappelais très bien la voix d'Heredia dont l'écho résonnait encore sur notre balcon:
Oui, ton Père a lié d'un lien fraternel
La France et la Russie en la même espérance,
Tsar, écoute aujourd'hui la Russie et la France
Bénir, avec le tien, le saint nom paternel!
Un tel retournement me paraissait inconcevable. Je ne pouvais croire à une trahison aussi basse. Surtout de la part d'un président de la République!
La porte d'entrée claqua. Je ramassai à la hâte tous les papiers, je refermai la valise et la poussai sous le lit.
Le soir, à cause de la pluie, Charlotte alluma sa lampe à l'intérieur. Nous nous installâmes à côté d'elle en imitant nos veillées sur le balcon. J'écoutais son récit: Nicolas et Alexandra, dans leur loge, applaudissaient Le Cid… J'observais leurs visages avec une tristesse désabusée. J'étais celui qui avait entrevu l'avenir. Cette connaissance pesait lourd sur mon cœur d'enfant.
«Où est la vérité?» me demandais-je en suivant distraitement l'histoire (les souverains se lèvent, le public se retourne pour les ovationner). «Ces spectateurs vont les maudire bientôt. Et il ne restera rien de ces quelques jours féeriques! Rien…»
Cette fin que j'étais condamné à connaître d'avance me sembla tout à coup si absurde et si injuste, surtout en pleine fête, au milieu des feux de la Comédie-Française – que j'éclatai en sanglots et, en repoussant mon petit tabouret, je m'enfuis dans la cuisine. Jamais je n'avais pleuré aussi abondamment. Je rejetais rageusement les mains de ma sœur qui essayait de me consoler. (Je lui en voulais tellement, à elle qui ne savait encore rien!) À travers mes larmes percèrent quelques cris désespérés:
– Tout est faux! Traîtres, traîtres! Ce menteur à moustaches… Un Président, tu parles! Mensonges…
Je ne sais pas si Charlotte avait deviné la raison de ma détresse (elle avait sans doute remarqué le désordre provoqué par mes fouilles dans la valise sibérienne, peut-être avait-elle même retrouvé la page fatidique). Toujours est-il qu'émue par cette crise de larmes inattendue, elle vint s'asseoir sur mon lit, écouta un moment mes soupirs saccadés, puis, en trouvant dans l'obscurité ma paume, elle y glissa un petit caillou rêche. Je le serrai dans ma main. Sans ouvrir les yeux, au toucher, je reconnus le «Verdun». Désormais, il était à moi.