En mars, par une journée pleine de soleil et de crissements de neige sous les pas des passants, une femme (sa mère? sa sœur?) vint la chercher et, sans rien expliquer, l'emmena. Charlotte les rattrapa à la sortie de la bourgade et tendit à l'enfant la grande poupée aux joues écaillées avec laquelle la petite Tsigane jouait durant les longues soirées d'hiver… Cette poupée était venue autrefois de Paris et restait, avec les vieux journaux de la «valise sibérienne», l'un des derniers vestiges de leur vie d'antan.
La vraie famine, Albertine le savait, arriverait au printemps… Il n'y avait plus une seule botte d'herbes sur les murs de l'entrée, le marché était désert. En mai, elles fuirent leur isba, sans savoir trop où aller. Elles marchaient sur un chemin encore lourd d'humidité printanière et s'inclinaient de temps en temps pour cueillir de fines pousses d'oseille.
C'est un koulak qui les accepta comme journalières à sa ferme. C'était un Sibérien fort et sec, au visage à moitié caché par la barbe à travers laquelle perçaient quelques rares paroles brèves et définitives.
– Je ne vous payerai rien, dit-il sans ambages. Le repas, le lit. Si je vous prends, ce n'est pas pour vos beaux yeux. J'ai besoin de mains.
Elles n'avaient pas le choix. Les premiers jours, Charlotte, en rentrant, tombait morte sur son grabat, les mains couvertes d'ampoules éclatées. Albertine qui, toute la journée, cousait de grands sacs pour la future récolte, la soignait de son mieux. Un soir, la fatigue était telle que, rencontrant le propriétaire de la ferme, Charlotte se mit à lui parler en français. La barbe du paysan s'anima dans un mouvement profond, ses yeux s'étirèrent – il souriait.
– Bon, demain tu peux te reposer. Si ta mère veut aller dans la ville, allez-y… Il fit quelques pas puis se retourna:
– Les jeunes du village dansent chaque soir, tu sais? Va les voir si ça te dit…
Comme il était entendu, le paysan ne leur paya rien. En automne, quand elles s'apprêtaient à regagner la ville, il leur montra une télègue dont le chargement était recouvert d'une toile de bure neuve.
– C'est lui qui conduira, dit-il en jetant un coup d'œil au vieux paysan assis sur le siège.
Albertine et Charlotte le remercièrent et se hissèrent sur le bord de la télègue encombrée de cageots, de sacs et de paquets.
– Vous envoyez tout cela au marché? demanda Charlotte pour remplir le silence gêné de ces dernières minutes.
– Non. C'est ce que vous avez gagné.
Elles n'eurent pas le temps de répondre. Le cocher tira les rênes, la télègue tangua et se mit à rouler dans la poussière chaude du chemin des champs… Sous la toile, Charlotte et sa mère découvrirent trois sacs de pommes de terre, deux sacs de blé, un tonnelet de miel, quatre énormes citrouilles et plusieurs cageots de légumes, de fèves, de pommes. Dans un coin, elles aperçurent une demi-douzaine de poules aux pattes liées; un coq, au milieu, jetait des regards coléreux et vexés.
– Je vais quand même sécher quelques bottes d'herbes, dit Albertine, réussissant enfin à détacher les yeux de tout ce trésor. On ne sait jamais…
Elle mourut deux ans après. C'était un soir d'août, calme et transparent. Charlotte rentrait de la bibliothèque où on l'avait préposée à l'exploration des montagnes de livres recueillis dans les domaines nobiliaires détruits… Sa mère était assise sur un petit banc collé au mur de l'isba, la tête appuyée sur le bois lisse des rondins. Ses yeux étaient fermés. Elle avait dû s'endormir et mourir dans son sommeil. Un souffle léger venant de la taïga animait les pages du livre ouvert sur ses genoux. C'était le même petit volume français à la dorure éteinte sur la tranche.
Ils se marièrent au printemps de l'année suivante. Il était originaire d'un village au bord de la mer Blanche, à dix mille kilomètres de cette ville sibérienne où la guerre civile l'avait amené. Charlotte remarqua très vite qu'à sa fierté d'être un «juge du peuple» se mêlait un vague malaise dont, à l'époque, lui-même n'aurait pas su expliquer la raison. Au dîner de mariage, l'un des invités, d'une voix grave, proposa de commémorer la mort de Lénine par une minute de silence. Tout le monde se leva… Trois mois après le mariage, il fut nommé à l'autre bout de l'empire, à Boukhara. Charlotte voulait absolument emporter la grande valise remplie de vieux journaux français. Son mari n'avait rien contre, mais dans le train, dissimulant mal ce malaise opiniâtre, il lui fit comprendre qu'une frontière, plus infranchissable que n'importe quelles montagnes, s'élevait désormais entre sa vie française et leur vie. Il cherchait les mots pour dire ce qui paraîtrait bientôt si naturel: le rideau de fer.
6
Les chameaux sous une tempête de neige, les froids qui gelaient la sève des arbres et faisaient éclater leurs troncs, les mains transies de Charlotte qui attrapaient de longues bûches jetées du haut d'un wagon…
C'est ainsi que dans notre cuisine enfumée, durant les veillées d'hiver, ce passé fabuleux renaissait. Derrière la fenêtre enneigée s'étendaient l'une des plus grandes villes de la Russie et la plaine grise de la Volga, se dressaient les bâtiments-forteresses de l'architecture stalinienne. Et là, au milieu du désordre d'un dîner interminable et des nuages nacrés du tabac, surgissait l'ombre de cette mystérieuse Française égarée sous le ciel sibérien. Le téléviseur déversait les nouvelles du jour, transmettait les séances du dernier congrès du Parti, mais ce fond sonore n'avait pas la moindre répercussion sur les conversations de nos invités.
Tapi dans un coin de cette cuisine encombrée, l'épaule contre l'étagère sur laquelle trônait le téléviseur, je les écoutais avidement en essayant de me rendre invisible. Je savais que bientôt le visage d'un adulte émergerait du brouillard bleu et que j'entendrais un cri d'indignation enjouée:
– Ah, mais regardez-le, ce petit noctambule! Il est minuit passé et il n'est pas encore au lit. Allez, ouste, grouille-toi! On t'appellera quand la barbe t'aura poussé…
Expulsé de la cuisine, je ne parvenais pas à m'endormir tout de suite, intrigué par cette question qui revenait sans cesse dans ma jeune tête: «Pourquoi aiment-ils tant parler de Charlotte?»
Je crus d'abord comprendre que cette Française était pour mes parents et leurs invités un sujet de conversation idéal. En effet, il leur suffisait d'évoquer les souvenirs de la dernière guerre pour qu'une dispute éclatât. Mon père qui avait passé quatre ans, en première ligne, dans l'infanterie, mettait la victoire sur le compte de ces troupes embourbées dans la terre et qui, selon son expression, avaient arrosé de leur sang cette terre depuis Stalingrad jusqu'à Berlin. Son frère, sans vouloir le vexer, remarquait alors que, «comme tout le monde le sait», l'artillerie était la déesse de la guerre moderne. La discussion s'échauffait. Peu à peu les artilleurs se voyaient traiter de planqués, et l'infanterie, à cause de la boue des chemins de guerre, devenait «l'infecterie». C'est à ce moment-là que leur meilleur ami, ex-pilote d'un chasseur, intervenait avec ses arguments et la conversation entrait dans un piqué très dangereux. Et encore ils n'avaient examiné ni les mérites respectifs de leurs fronts, différents tous les trois, ni le rôle de Staline pendant la guerre…
Cette dispute, je le sentais, les peinait beaucoup. Car ils savaient que quelle que soit leur part dans la victoire, les jeux étaient faits: leur génération, décimée, meurtrie, allait bientôt disparaître. Et le fantassin, et l'artilleur, et le pilote. Ma mère les précéderait même, suivant le destin des enfants nés au début des années vingt. À quinze ans, je resterais seul avec ma sœur. Il y avait dans leur polémique comme une tacite prescience de cet avenir très proche… La vie de Charlotte, pensais-je, les réconciliait, offrant un terrain neutre.