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C'est avec l'âge que je me mis à discerner une tout autre raison à cette prédilection française de leurs interminables débats. C'est que Charlotte surgissait sous le ciel russe comme une extraterrestre. Elle n'avait que faire de l'histoire cruelle de cet immense empire, de ses famines, révolutions, guerres civiles… Nous autres, Russes, n'avions pas le choix. Mais elle? À travers son regard, ils observaient un pays méconnaissable, car jugé par une étrangère, parfois naïve, souvent plus perspicace qu'eux-mêmes. Dans les yeux de Charlotte s'était reflété un monde inquiétant et plein d'une vérité spontanée – une Russie insolite qu'il leur fallait découvrir.

Je les écoutais. Et je découvrais moi aussi le destin russe de Charlotte, mais à ma façon. Certains détails à peine évoqués s'élargissaient dans ma tête en formant tout un univers secret. D'autres événements auxquels les adultes attachaient une importance considérable passaient inaperçus.

Ainsi, étrangement, les horribles images du cannibalisme dans les villages de la Volga me touchèrent très peu. Je venais de lire Robinson Crusoé, et les congénères de Vendredi avec leurs joyeux rites d'anthropophagie m'avaient vacciné, de manière romanesque, contre les atrocités réelles.

Et ce n'est pas la dure besogne à la ferme qui m'impressionna le plus dans le passé rural de Charlotte. Non, j'avais retenu surtout sa visite chez les jeunes du village. Elle y était allée le soir même et les avait trouvés engagés dans une discussion métaphysique: il s'agissait de savoir de quelle sorte de mort eût été terrassé celui qui aurait osé se rendre à minuit précis dans un cimetière. Charlotte en souriant s'était dite capable d'affronter toutes les forces surnaturelles, cette nuit, au milieu des tombes. Les distractions étaient rares. Les jeunes gens, en espérant secrètement quelque dénouement macabre, avaient salué son courage avec un enthousiasme houleux. Il restait à trouver un objet que cette Française écervelée allait laisser sur l'une des tombes du cimetière villageois. Et ce n'était pas facile. Car tout ce qui avait été proposé pouvait être remplacé par son double: fichu, pierre, pièce de monnaie… Oui, cette étrangère rusée pourrait très bien venir aux aurores et accrocher ce châle pendant que tout le monde dormait. Non, il fallait choisir un objet unique… Le lendemain matin, toute une délégation avait retrouvé suspendu sur une croix, dans le coin le plus ombragé du cimetière – «le petit sac du Pont-Neuf»…

C'est en imaginant cette sacoche féminine au milieu des croix, sous le ciel de Sibérie, que je commençai à pressentir l'incroyable destinée des choses. Elles voyageaient, accumulaient sous leur surface banale les époques de notre vie, reliant des instants si éloignés.

Quant au mariage de ma grand-mère avec le juge du peuple, je ne remarquais sans doute pas tout le pittoresque historique que les adultes pouvaient y déceler. L'amour de Charlotte, la cour que mon grand-père lui faisait, leur couple si hors du commun dans cette contrée sibérienne – de tout cela je ne gardai qu'un fragment: Fiodor, vareuse bien repassée, bottes étincelantes, se dirige vers le lieu de leur rendez-vous décisif. À quelques pas derrière lui, son greffier, jeune fils de pope, conscient de la gravité du moment, marche lentement en portant un énorme bouquet de roses. Un juge du peuple, même amoureux, ne devait pas ressembler à un banal soupirant d'opérette. Charlotte les voit de loin, comprend tout de suite le pourquoi de la mise en scène et, avec un sourire malicieux, accepte le bouquet que Fiodor prend des mains du greffier. Celui-ci, intimidé, mais curieux, disparaît à reculons.

Ou peut-être encore ce fragment: l'unique photo de mariage (toutes les autres, celles où apparaissait le grand-père, seraient confisquées lors de son arrestation): leurs deux visages, légèrement inclinés l'un vers l'autre, et sur les lèvres de Charlotte, incroyablement jeune et belle, ce reflet souriant de la «petite pomme»…

D'ailleurs, dans ces longs récits nocturnes, tout n'était pas toujours clair pour mes oreilles d'enfant. Ce coup de tête du père de Charlotte, par exemple… Ce respectable et riche médecin apprend, un jour, de l'un de ses patients, haut fonctionnaire de la police, que la grande manifestation des ouvriers qui allait d'une minute à l'autre se déverser sur la place principale de Boïarsk serait accueillie, à l'un des carrefours, par le tir des mitrailleuses. Aussitôt le patient reparti, le docteur Lemonnier enlève sa blouse blanche et, sans appeler son cocher, saute dans sa voiture et s'élance à travers les rues pour avertir les ouvriers.

La tuerie n'avait pas eu lieu… Et je me demandais souvent pourquoi ce «bourgeois», ce privilégié avait agi ainsi. Nous étions habitués à voir le monde en noir et blanc: les riches et les pauvres, les exploiteurs et les exploités, en un mot, les ennemis de classe et les justes. Le geste du père de Charlotte me confondait. De la masse humaine, si commodément coupée en deux, surgissait l'homme avec son imprévisible liberté.

Je ne comprenais pas non plus ce qui s'était passé à Boukhara. Je devinais seulement que l'événement avait été atroce. N'était-ce pas un hasard si les adultes l'évoquaient par des sous-entendus accompagnés de hochements de tête suggestifs? C'était une sorte de tabou autour duquel leur récit tournait en décrivant ainsi le décor. Je voyais d'abord une rivière coulant sur les galets lisses, puis un chemin qui longeait l'infini du désert. Et le soleil se mettait à tanguer dans les yeux de Charlotte, et sa joue s'enflammait de la brûlure du sable, et le ciel résonnait de hennissements… La scène dont je ne comprenais pas le sens, mais dont je perçais la densité physique, s'éteignait. Les adultes soupiraient, détournaient la conversation, se versaient un nouveau verre de vodka.

Je finis par deviner que cet événement survenu dans les sables de l'Asie centrale avait marqué pour toujours, de façon mystérieuse et très intime, l'histoire de notre famille. Je remarquai aussi qu'on ne le racontait jamais lorsque le fils de Charlotte, mon oncle Sergueï, était parmi les invités…

En fait, si j'espionnais ces confidences nocturnes, c'était surtout pour explorer le passé français de ma grand-mère. Le côté russe de sa vie m'intéressait moins. J'étais comme ce chercheur qui, en examinant une météorite, est attiré essentiellement par de petits cristaux brillants encastrés dans sa surface basaltique. Et comme on rêve d'un voyage lointain dont le but est encore inconnu, je rêvais du balcon de Charlotte, de son Atlantide où je croyais avoir laissé, l'été dernier, une part de moi.

II

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Cet été, j'avais très peur de rencontrer, pour une nouvelle fois, le Tsar… Oui, de revoir ce jeune empereur et son épouse dans les rues de Paris. C'est ainsi qu'on redoute la rencontre avec un ami dont le médecin vous a appris la fin imminente, un ami qui, dans une ignorance heureuse, vous confie ses projets.

Comment, en effet, aurais-je pu suivre Nikolaï et Alexandra si je les savais condamnés? Si je savais que même leur fille Olga ne serait pas épargnée. Que même les autres enfants qu'Alexandra n'avait pas encore mis au monde connaîtraient le même sort tragique.

C'est avec une joie secrète que j'aperçus, ce soir-là, un petit recueil de poèmes que ma grand-mère, assise au milieu des fleurs de son balcon, feuilletait sur ses genoux. Avait-elle senti mon embarras, se souvenant de l'incident de l'été dernier? Ou tout simplement voulait-elle nous lire un de ses poèmes favoris?

Je vins m'asseoir à côté d'elle, à même le sol, en m'accoudant sur la tête de la bacchante de pierre. Ma sœur se tenait de l'autre côté, s'appuyant sur la rampe, le regard perdu dans la brume chaude des steppes.

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