Cette terrible complainte résonna longtemps dans nos oreilles enfantines.
– C'est que peut-être elle… elle l'aimait…, me dit un jour ma sœur, plus âgée que moi. Et elle rougit.
Mais plus encore que l'insolite union entre Norbert et Albertine, c'est Charlotte, sur cette photo du début du siècle, qui éveillait ma curiosité. Surtout ses petits orteils nus. Par simple ironie du hasard ou par quelque coquetterie involontaire, elle les avait repliés fortement vers la plante du pied. Ce détail anodin conférait à la photo, somme toute très commune, une signification singulière. Ne sachant pas formuler ma pensée, je me contentais de répéter à part moi d'une voix rêveuse: «Cette petite fille qui se trouve, on ne sait pas pourquoi, sur ce drôle de guéridon, par cette journée d'été disparue à jamais, ce 22 juillet 1905, au fin fond de la Sibérie. Oui, cette minuscule Française qui fête ce jour-là ses deux ans, cette enfant qui regarde le photographe et par un caprice inconscient crispe ses orteils incroyablement petits et me permet ainsi de pénétrer dans cette journée, de goûter son climat, son temps, sa couleur…»
Je fermais les yeux tant le mystère de cette présence enfantine me paraissait vertigineux.
Cette enfant était… notre grand-mère. Oui, c'était elle, cette femme que nous vîmes ce soir s'accroupir et se mettre, en silence, à ramasser les fragments des pierres répandues sur le tapis. Ébahis et penauds, nous nous dressions, ma sœur et moi, le dos contre le mur, n'osant pas murmurer un mot d'excuse ou aider notre grand-mère à rassembler ces talismans éparpillés. Nous devinions que dans ses yeux baissés perlaient les larmes…
Face à nous, le soir de notre jeu sacrilège, nous voyions non plus une fée bienveillante d'autrefois, conteuse de quelque Barbe-bleue ou d'une Belle au bois dormant, mais une femme blessée et sensible malgré toute sa force d'âme. Ce fut, pour elle, ce moment d'angoisse où soudain l'adulte se trahit, laisse apparaître sa faiblesse, se sent un roi nu dans les yeux attentifs de l'enfant. Il fait alors penser à un funambule venant de faire un faux pas et qui, durant quelques secondes de déséquilibre, n'est retenu que par le regard du spectateur lui-même gêné par ce pouvoir inattendu…
Elle referma le «sac du Pont-Neuf», le porta dans sa chambre, puis nous appela à table. Après un silence, elle se mit à parler d'une voix égale et calme, en français, tout en nous versant du thé, d'un geste habituel:
– Parmi les pierres que vous avez jetées, il y en avait une que j'aimerais bien pouvoir retrouver…
Et toujours sur ce ton neutre, toujours en français, bien que, pendant les repas (à cause des amis ou des voisins qui venaient souvent à l'improviste), nous parlions la plupart du temps en russe, elle nous raconta le défilé de la Grande Armée et l'histoire du petit caillou brun nommé «Verdun». Nous saisissions à peine le sens de son récit – c'est le ton qui nous subjugua. Notre grand-mère nous parlait comme à des adultes! Nous voyions seulement un bel officier moustachu se détacher de la colonne du défilé victorieux, venir vers une jeune femme serrée au milieu d'une foule enthousiaste et lui offrir un petit fragment de métal brun…
Après le dîner, armé d'une torche électrique, j'eus beau passer au peigne fin le parterre de dahlias devant notre immeuble, le «Verdun» n'y était pas. Je le retrouverais le lendemain matin, sur le trottoir – un petit caillou ferreux entouré de quelques mégots, verres de bouteille, tramées de sable. Sous mon regard, il sembla s'arracher à ce voisinage banal, telle une météorite venant d'une galaxie inconnue et qui avait failli se confondre avec le gravier d'une allée…
Ainsi, nous devinâmes les larmes cachées de notre grand-mère et pressentîmes l'existence dans son cœur de ce lointain amoureux français qui avait précédé notre grand-père Fiodor. Oui, d'un officier fringant de la Grande Armée, de cet homme qui avait glissé dans la paume de Charlotte l'éclat rugueux du «Verdun». Cette découverte nous troublait. Nous nous sentîmes unis à notre grand-mère par un secret auquel personne d'autre dans la famille n'avait peut-être accès. Derrière les dates et les anecdotes de notre légende familiale, nous entendions sourdre, à présent, la vie dans toute sa douloureuse beauté.
Le soir, nous rejoignîmes notre grand-mère sur le petit balcon de son appartement. Couvert de fleurs, il semblait suspendu au-dessus de la brume chaude des steppes. Un soleil de cuivre brûlant frôla l'horizon, resta un moment indécis, puis plongea rapidement. Les premières étoiles frémirent dans le ciel. Des senteurs fortes, pénétrantes, montèrent jusqu'à nous avec la brise du soir.
Nous nous taisions. Notre grand-mère, tant qu'il faisait jour, reprisait un chemisier étalé sur ses genoux. Puis, quand l'air s'était imprégné de l'ombre ultramarine, elle releva la tête, abandonnant son ouvrage, le regard perdu dans le lointain brumeux de la plaine. N'osant pas rompre son silence, nous lui jetions de temps en temps des coups d'œil furtifs: allait-elle nous livrer une nouvelle confidence, encore plus secrète, ou bien, comme si de rien n'était, nous lire, en apportant sa lampe à l'abat-jour turquoise, quelques pages de Daudet ou de Jules Verne qui accompagnaient souvent nos longues soirées d'été? Sans nous l'avouer, nous guettions sa première parole, son intonation. Dans notre attente – attention du spectateur pour le funambule – se confondaient une curiosité assez cruelle et un vague malaise. Nous avions l'impression de piéger cette femme, seule face à nous.
Cependant, elle semblait ne pas même remarquer notre présence tendue. Ses mains restaient toujours immobiles sur ses genoux, son regard fondait dans la transparence du ciel. Un reflet de sourire éclairait ses lèvres…
Peu à peu nous nous abandonnâmes à ce silence. Penchés par-dessus la rampe, nous écarquillions les yeux en essayant de voir le plus de ciel possible. Le balcon tanguait légèrement, se dérobant sous nos pieds, se mettant à planer. L'horizon se rapprocha comme si nous nous élancions vers lui à travers le souffle de la nuit.
C'est au-dessus de sa ligne que nous discernâmes ce miroitement pâle – on eût dit des paillettes de petites vagues sur la surface d'une rivière. Incrédules, nous scrutâmes l'obscurité qui déferlait sur notre balcon volant. Oui, une étendue d'eau sombre scintillait au fond des steppes, montait, répandait la fraîcheur âpre des grandes pluies. Sa nappe semblait s'éclaircir progressivement – d'une lumière mate, hivernale.
Nous voyions maintenant sortir de cette marée fantastique les conglomérats noirs des immeubles, les flèches des cathédrales, les poteaux des réverbères – une ville! Géante, harmonieuse malgré les eaux qui inondaient ses avenues, une ville fantôme émergeait sous notre regard…
Soudain, nous nous rendîmes compte que quelqu'un nous parlait depuis déjà un moment. Notre grand-mère nous parlait!
– Je devais avoir à l'époque presque le même âge que vous. C'était en hiver 1910. La Seine s'était transformée en une vraie mer. Les Parisiens naviguaient en barque. Les rues ressemblaient à des rivières, les places – à de grands lacs. Et ce qui m'étonnait le plus, c'était le silence…
Sur notre balcon, nous entendions ce silence sommeillant de Paris inondé. Quelques clapotis de vagues au passage d'une barque, une voix assourdie au bout d'une avenue noyée.
La France de notre grand-mère, telle une Atlantide brumeuse, sortait des flots.