Mais ma plus grande initiation, cet été, fut de comprendre comment on pouvait être français. Les innombrables facettes de cette fuyante identité s'étaient composées en un tout vivant. C'était une manière d'exister très ordonnée malgré ses côtés excentriques.
La France n'était plus pour moi un simple cabinet de curiosités, mais un être sensible et dense dont une parcelle avait été un jour greffée en moi.
2
– Non, ce que je ne comprends pas, c'est pourquoi elle a voulu s'enterrer dans cette Saranza. Elle aurait pu très bien vivre ici, à côté de vous…
Je faillis bondir de mon tabouret près du téléviseur. C'est que je comprenais si bien pour quelle raison Charlotte tenait à sa petite ville de province. Il m'eût été si facile d'expliquer son choix aux adultes réunis dans notre cuisine. J'aurais évoqué l'air sec de la grande steppe qui distillait le passé dans sa transparence muette. J'aurais parlé de ces rues poussiéreuses qui ne menaient nulle part en débouchant, toutes, sur la même plaine infinie. De cette ville d'où l'histoire, en décapitant les églises et en arrachant les «surabondances architecturales», avait chassé toute notion de temps. La ville où vivre signifiait revivre sans cesse son passé tout en accomplissant machinalement les gestes quotidiens.
Je ne disais rien. J'avais peur de me voir expulsé de la cuisine. Les adultes, je l'avais remarqué depuis un certain temps, toléraient plus facilement ma présence. Je semblais avoir conquis, à mes quatorze ans, le droit d'assister à leurs conversations tardives. À condition de rester invisible. Ravi de ce changement, je ne voulais surtout pas compromettre un tel privilège.
Le nom de Charlotte revenait durant ces veillées d'hiver aussi souvent qu'autrefois. Oui, comme avant, la vie de ma grand-mère offrait à nos invités une matière à parler qui ménageait l'amour-propre de chacun.
Et puis, cette jeune Française avait l'avantage de concentrer dans son existence les moments cruciaux de l'histoire de notre pays. Elle avait vécu sous le Tsar et survécu aux purges staliniennes, elle avait traversé la guerre et assisté à la chute de tant d'idoles. Sa vie, décalquée sur le siècle le plus sanguinaire de l'empire, acquérait à leurs yeux une dimension épique.
C'était elle, cette Française née à l'autre bout du monde, qui suivait d'un regard vide le vallonnement des sables derrière la porte ouverte du wagon («Mais quel diable l'a entraînée dans ce fichu désert?» s'était exclamé un jour l'ami de mon père, le pilote de guerre). À côté d'elle, immobile lui aussi, se tenait son mari Fiodor. Le souffle s'engouffrant dans le wagon n'apportait aucune fraîcheur malgré la course rapide du train. Ils restèrent un long moment dans cette embrasure de lumière et de chaleur. Le vent ponçait leur front comme du papier de verre. Le soleil brisait la vue en une myriade d'éclats. Mais ils ne bougeaient pas, comme s'ils voulaient qu'un passé pénible s'effaçât par ce frottement et cette brûlure. Ils venaient de quitter Boukhara.
C'était elle qui, après leur retour en Sibérie, passait des heures interminables devant une fenêtre noire, en soufflant de temps en temps sur la couche épaisse du givre pour préserver un petit rond fondu. A travers ce judas aqueux, elle voyait une rue blanche, nocturne. Parfois une voiture glissait lentement, s'approchait de leur maison et, après un moment d'indécision, repartait. Trois heures du matin sonnaient et quelques minutes plus tard, elle entendait le crissement aigu de la neige sur le perron. Elle fermait les yeux un instant, puis allait ouvrir. Son mari rentrait toujours à cette heure-là… Les gens disparaissaient tantôt au travail, tantôt en pleine nuit, chez eux, après le passage d'une voiture noire dans les rues enneigées. Elle était sûre que tant qu'elle l'attendait devant la fenêtre, en soufflant sur le givre, rien ne pouvait lui arriver. À trois heures, il se levait, rangeait les dossiers sur son bureau, s'en allait. Comme tous les autres fonctionnaires à travers l'immense empire. Ils savaient qu'au Kremlin, le maître du pays terminait sa journée de travail à trois heures. Sans réfléchir, tout le monde s'empressait d'imiter son emploi du temps. Et on ne pensait même pas que de Moscou à la Sibérie, en enjambant plusieurs fuseaux horaires, ces «trois heures du matin» ne correspondaient plus à rien. Et que Staline se levait de son lit et bourrait la première pipe de la journée, tandis que dans une ville sibérienne, à la nuit tombante, ses sujets fidèles luttaient contre le sommeil sur leurs chaises qui se transformaient en instruments de torture. Du Kremlin, le maître semblait imposer sa mesure au flux du temps et au soleil même. Quand il allait se coucher, toutes les horloges de la planète indiquaient trois heures du matin. Du moins, tout le monde le voyait ainsi à l'époque. Un jour, Charlotte, épuisée par ces attentes nocturnes, s'endormit quelques minutes avant cette heure planétaire. Un instant après, se réveillant en sursaut, elle entendit les pas de son mari dans la chambre d'enfant. Elle y entra et le vit incliné au-dessus du lit de leur fils, de ce garçon aux cheveux noirs et lisses qui ne ressemblait à personne dans la famille…
On arrêta Fiodor non pas dans son bureau en plein jour, ni au petit matin en rompant son sommeil d'un tambourinement autoritaire contre la porte. Non, c'était le soir du réveillon. Il s'était affublé du manteau rouge du Père Noël et, méconnaissable sous une longue barbe, son visage fascinait les enfants: ce garçon de douze ans et sa sœur cadette – ma mère. Charlotte ajustait la grande chapka sur la tête de son mari, lorsqu'ils pénétrèrent dans l'appartement. Ils entrèrent sans avoir à frapper, la porte était ouverte, on attendait les invités.
Et cette scène d'arrestation, qui s'était déjà répétée des millions de fois durant une seule décennie dans la vie du pays, eut ce soir pour décor ce sapin de Noël, ces deux enfants avec leurs masques en carton – lui, le lièvre, elle, l'écureuil. Et au centre de la pièce – ce Père Noël, figé, devinant très bien la suite et presque heureux que les enfants ne remarquent pas la pâleur de ses joues sous la barbe de coton. Charlotte, d'une voix très calme, dit au lièvre et à l'écureuil qui regardaient les intrus sans enlever leurs masques:
– Allons à côté, les enfants. Vous allez allumer les feux de Bengale.
Elle avait parlé en français. Les deux agents échangèrent un coup d'œil lourd de sous-entendus…
Fiodor fut sauvé par ce qui, logiquement, aurait dû le perdre: la nationalité de sa femme… Quand, quelques années auparavant, les gens avaient commencé à disparaître, famille par famille, maison par maison, il avait tout de suite pensé à cela. Charlotte portait en elle deux graves défauts le plus souvent imputés aux «ennemis du peuple»: les origines «bourgeoises» et le lien avec l'étranger. Marié à un «élément bourgeois», de surcroît à une Française, il se voyait naturellement accusé d'être un «espion à la solde des impérialistes français et britanniques». La formule, depuis le temps, était devenue courante.
Cependant, c'est justement dans cette évidence parfaite que la machine bien rodée des répressions s'enraya. Car d'habitude, en fabriquant un procès, on était obligé de démontrer que l'accusé avait habilement et pendant des années caché ses liens avec l'étranger. Et quand il s'agissait d'un Sibérien ne parlant que sa langue maternelle, n'ayant jamais quitté sa patrie ou rencontré un représentant du monde capitaliste – une telle démonstration, même totalement falsifiée, exigeait un savoir-faire certain.
Mais Fiodor ne cachait rien. Le passeport de Charlotte indiquait, noir sur blanc, sa nationalité: française. Sa ville de naissance, Neuilly-sur-Seine, dans sa transcription russe, ne faisait que souligner son étrangeté. Ses voyages en France ses cousins «bourgeois» qui vivaient toujours là-bas, ses enfants qui parlaient le français autant que le russe – tout était trop clair. Les faux aveux qu'on arrachait d'habitude sous la torture, après des semaines d'interrogatoires, avaient été livrés, cette fois, de bonne grâce dès le début. La machine piétina sur place. Fiodor fut incarcéré, puis devenant de plus en plus gênant, muté à l'autre bout de l'empire, dans une ville annexée à la Pologne.