Je m'en souvins quelques jours plus tard… J'étais assis sur un banc, au milieu d'un boulevard gorgé de bruine. A travers l'engourdissement de la fièvre, je sentais en moi comme un dialogue muet entre un enfant apeuré et un homme: l'adulte, inquiet lui-même, tentait de rassurer l'enfant en parlant sur un ton faussement enjoué. Cette voix encourageante me disait que je pouvais me lever et revenir au café pour prendre encore un verre de vin et rester une heure au chaud. Ou descendre dans la moiteur tiède du métro. Ou même essayer de passer encore une nuit à l'hôtel sans avoir plus de quoi payer. Ou, le cas échéant, entrer dans cette pharmacie à l'angle du boulevard et m'asseoir sur une chaise en cuir, ne pas bouger, me taire et quand les gens viendront s'attrouper autour de moi, chuchoter tout bas: «Laissez-moi tranquille, une minute, dans cette lumière et cette chaleur. Je m'en irai, je vous le promets…»
L'air aigre au-dessus du boulevard se condensa, s'émietta en une pluie fine, patiente. Je me levai. La voix rassurante s'était tue. Il me semblait que ma tête était enveloppée dans un nuage de coton brûlant. J'évitai un passant qui marchait en tenant une fillette par la main. J'avais peur d'effrayer l'enfant par mon visage enflammé, par les tremblements de froid qui me secouaient… Et voulant traverser la chaussée, je butai contre le bord du trottoir et agitai les bras comme un funambule. Une voiture freina en m'évitant de justesse. Je ressentis un bref frottement de la portière contre ma main. Le chauffeur prit la peine de baisser la vitre et il me lança un juron. Je voyais sa grimace, mais les paroles me parvenaient avec une étrange lenteur cotonneuse. Au même instant, cette pensée m'éblouit par sa simplicité: «Voilà ce qu'il me faut. Ce choc, cette rencontre avec le métal, mais bien plus violente. Ce choc qui fracasserait la tête, la gorge, la poitrine. Ce choc et le silence immédiat, définitif.» Quelques coups de sifflets percèrent le brouillard fiévreux qui me brûlait le visage. Absurdement, je pensai à un policier qui se serait jeté à ma poursuite. J'accélérai le pas, pataugeant sur un gazon détrempé. J'étouffai. Ma vue se brisa en une multitude de facettes coupantes. J'eus envie de me terrer comme une bête.
Ce portail grand ouvert m'aspira par le vide brumeux d'une large allée qui s'ouvrait derrière lui. Il me sembla nager entre deux rangs d'arbres, dans l'air mat de la fin du jour. Presque aussitôt l'allée se remplit de sifflets stridents. Je tournai dans un passage plus étroit, dérapai sur une dalle lisse, m'engouffrai entre d'étranges cubes gris. Enfin, sans force, je m'accroupis derrière l'un d'eux. Les sifflets résonnèrent un moment, puis se turent. De loin, j'entendis le grincement de la grille du portail. Sur le mur poreux du cube, je lus ces mots sans en saisir tout de suite le sens: Concession à perpétuité. N°… Année 18…
Quelque part derrière les arbres, un sifflet retentit, suivi d'une conversation. Deux hommes, deux gardiens, remontaient l'allée.
Je me relevai lentement. Et à travers la fatigue et la torpeur du début de la maladie, je ressentis un reflet de sourire sur mes lèvres: «La dérision doit entrer dans la nature des choses de ce monde. Au même titre que la loi de la gravitation…»
Tous les portails du cimetière étaient maintenant fermés. Je contournai la niche funéraire derrière laquelle je m'étais laissé tomber. Sa porte vitrée céda facilement. L'intérieur me parut presque spacieux. Le dallage, à part la poussière et quelques feuilles mortes, était propre et sec. Je ne tenais plus sur mes jambes. Je m'assis, ensuite m'étendis de tout mon long. Dans l'obscurité ma tête frôla un objet en bois. Je le touchai. C'était un prie-Dieu. Je posai ma nuque sur son velours flétri. Étrangement, sa surface sembla tiède, comme si quelqu'un venait de s'y agenouiller…
Les deux premiers jours, je ne quittais mon refuge que pour aller chercher du pain et me laver. Je rentrais aussitôt, je m'allongeais, je plongeais dans un engourdissement fiévreux que seuls les sifflets à l'heure de la fermeture interrompaient pour quelques minutes. Le grand portail grinçait dans le brouillard, et le monde se réduisait à ces murs de pierre poreuse que je pouvais toucher en écartant mes bras en croix, au reflet des vitres dépolies de la porte, au silence sonore que je croyais entendre sous les dalles, sous mon corps…
Je m'embrouillai rapidement dans la suite des dates et des jours. Je me souviens seulement que, cet après-midi-là, je me sentis enfin un peu mieux. A pas lents, plissant les paupières sous le soleil qui revenait, je rentrais… chez moi. Chez moi! Oui, je le pensai, je me surpris à le penser, je me mis à rire en m'étranglant dans un accès de toux qui fit se retourner les passants. Cette niche funéraire, vieille de plus d'un siècle, dans la partie la moins visitée du cimetière, car il n'y avait pas de tombes célèbres à honorer – un chez-moi. Avec stupeur, je me dis que je n'avais pas employé ce mot depuis mon enfance…
C'est durant cet après-midi, dans la lumière du soleil d'automne qui illuminait l'intérieur de ma niche, que je lus les inscriptions sur les plaquettes de marbre fixées à ses murs. C'était, en fait, une petite chapelle appartenant aux familles Belval et Castelot. Et les laconiques épitaphes sur les plaquettes retraçaient, en pointillé, leur histoire.
J'étais encore trop faible. Je lisais une ou deux inscriptions et je m'asseyais sur les dalles, en respirant comme après un gros effort, la tête bourdonnante de vertige. Né le 27 septembre 1837 à Bordeaux. Décédé le 4 juin 1888 à Paris. C'étaient peut-être ces dates qui me donnaient le vertige. Je percevais leur temps avec la sensibilité d'un halluciné. Né le 6 mars 1849. Rappelé à Dieu le 12 décembre 1901. Ces intervalles se remplissaient de rumeurs, de silhouettes, de mouvements mélangeant histoire et littérature. C'était un flux d'images dont l'acuité vivante et très concrète me faisait presque mal. Je croyais entendre le froissement de la longue robe de cette dame qui montait dans un fiacre. Elle rassemblait dans ce geste simple les jours lointains de toutes ces femmes anonymes qui avaient vécu, aimé, souffert, avaient regardé ce ciel, respiré cet air… J'éprouvais physiquement l'immobilité engoncée de ce notable en habit noir: le soleil, la grande place d'une ville de province, les discours, les emblèmes républicains tout neufs… Les guerres, les révolutions, le grouillement populaire, les fêtes se figeaient, pour une seconde, dans un personnage, un éclat, une voix, une chanson, une salve, un poème, une sensation – et le flux du temps reprenait sa course entre la date de la naissance et celle de la mort. Née le 26 août 1861 à Biarritz. Décédée le 11 février 1922 à Vincennes…
Je progressai lentement d'une épitaphe à l'autre: Capitaine aux dragons de l'Impératrice. Général de division. Peintre d'Histoire, attaché aux armées françaises: Afrique, Italie, Syrie, Mexique. Intendant général. Président de section au Conseil d'État. Femme de lettres. Ancien grand référendaire du Sénat. Lieutenant au 224 d'Infanterie. Croix de Guerre avec Palmes. Mort pour la France… C'étaient les ombres d'un empire qui avait jadis resplendi aux quatre coins du monde… L'inscription la plus récente était également la plus brève: Françoise, 2 novembre 1952 – 10 mai 1969. Seize ans, toute autre parole eût été de trop.
Je m'assis sur les dalles, en fermant les yeux. Je sentais en moi la densité vibrante de toutes ces vies. Et sans tenter de formuler ma pensée je murmurai:
– Je devine le climat de leurs jours et de leur mort. Et le mystère de cette naissance à Biarritz, le 26 août 1861. L 'inconcevable individualité de cette naissance, précisément à Biarritz, ce jour-là, il y a plus d'un siècle. Et je ressens la fragilité de ce visage disparu le 10 mai 1969, je la ressens comme une émotion intensément vécue par moi-même… Ces vies inconnues me sont proches.