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C'est alors que la solitude de cette femme se présenta à mon regard dans toute sa déchirante et quotidienne simplicité. «Elle n'a personne à qui parler, me dis-je avec stupéfaction. Personne à qui parler en français…» Je compris soudain ce que pouvaient signifier pour Charlotte ces quelques semaines que nous passions ensemble chaque été. Je compris que ce français, ce tissage des phrases qui me paraissait si naturel, se figerait dès mon départ pour une année entière, remplacé par le russe, par le froissement des pages, par le silence. Et j'imaginai Charlotte, seule, marchant dans les rues obscures de Saranza ensevelie sous la neige…

Le lendemain, je vis ma grand-mère parler à Gavrilytch, l'ivrogne et le scandaliste de notre cour. Le banc des babouchkas était vide – l'apparition de l'homme avait dû les chasser. Les enfants se cachaient derrière les peupliers. Les habitants, à leur fenêtre, suivaient avec intérêt la scène: cette étrange Française qui osait approcher le monstre. Je pensai de nouveau à la solitude de ma grand-mère. Mes paupières se remplirent de menus picotements: «C'est ça sa vie. Cette cour, ce soûlard de Gavrilytch, cette énorme isba noire, en face, avec toutes ces familles entassées les unes sur les autres…» Charlotte entra, un peu essoufflée, mais souriante, les yeux voilés de larmes de joie.

– Tu sais, me dit-elle en russe, comme si elle n'avait pas eu le temps de passer d'une langue à l'autre, Gavrilytch m'a parlé de la guerre, il défendait Stalingrad, sur le même front que ton père. Il m'en parle souvent. Il racontait un combat, au bord de la Volga. Ils se battaient pour reprendre aux Allemands une colline. Il disait qu'il n'avait jamais vu auparavant un tel mélange de chars en flammes, de cadavres déchiquetés, de terre en sang. Le soir, sur cette colline, il était parmi une douzaine de survivants. Il est descendu vers la Volga, il mourait de soif. Et là, sur la rive, il a vu l'eau très calme, le sable blanc, les roseaux et les alevins qui ont jailli à son approche. Comme du temps de son enfance, dans son village…

Je l'écoutais et la Russie, le pays de sa solitude, ne me paraissait plus hostile à sa «francité». Ému, je me disais que cet homme grand, ivre, au regard amer, ce Gavrilytch n'aurait osé parler à personne de ses sentiments. On lui aurait ri au nez: Stalingrad, la guerre et tout à coup ces roseaux, ces alevins! Personne dans cette cour n'aurait même pris la peine de l'écouter – qu'est-ce qu'un ivrogne peut évoquer d'intéressant? Il avait parlé à Charlotte. Avec confiance, avec la certitude d'être compris. Cette Française lui était plus proche à cet instant que tous ces gens qui l'observaient en escomptant un spectacle gratuit. Il les avait observés de son œil sombre en maugréant intérieurement: «Ils sont tous là, comme dans un cirque…» Tout à coup, il avait vu Charlotte traverser la cour avec un sac de provisions. Il s'était redressé et l'avait saluée. Une minute après, avec un visage comme éclairci, il racontait: «Et vous savez, Charlota Norbertovna, sous nos pieds ce n'était plus la terre, mais de la viande hachée. J'ai jamais vu ça, depuis le début de la guerre. Et puis, le soir, quand on en a fini avec les Allemands, je suis descendu vers la Volga. Et là, comment vous dire…»

Le matin, en sortant, nous passâmes à côté de la grande isba noire. Elle était déjà animée d'un bourdonnement épais. On entendait le sifflement coléreux de l'huile sur une poêle, le duo féminin et masculin d'une dispute, le mélange des voix et de la musique de plusieurs radios… Je jetai un coup d'œil à Charlotte, en haussant les sourcils avec une grimace moqueuse. Elle devina sans peine ce que mon sourire voulait dire. Mais la grande fourmilière réveillée sembla ne pas l'intéresser.

C'est seulement lorsque nous nous engageâmes dans la steppe qu'elle parla:

– Cet hiver, me disait-elle en français, j'ai porté des médicaments à cette brave Frossia, cette babouchka, tu sais, qui se sauve toujours la première dès qu'on voit Gavrilytch… Il faisait très froid, ce jour-là. J'ai eu beaucoup de peine à ouvrir la porte de leur isba…

Charlotte continua son récit, et moi, avec un étonnement grandissant, je sentais que ses paroles simples s'imprégnaient de sons, d'odeurs, de lumières voilées par le brouillard des grands froids… Elle secouait la poignée, et la porte, en brisant un encadré de glace, s'ouvrait à contrecœur, avec un crissement aigu. Elle se retrouvait à l'intérieur de la grande maison en bois, devant un escalier noir du temps. Les marches poussaient des gémissements plaintifs sous ses pas. Les couloirs étaient encombrés de vieilles armoires, de gros cartons empilés le long des murs, de vélos, de miroirs éteints qui perçaient cet espace caverneux d'une perspective inattendue. La senteur du bois brûlé planait entre les murs sombres et se mélangeait avec le froid que Charlotte portait dans les plis de son manteau… C'est au bout d'un couloir, au premier étage, que ma grand-mère la vit. Une jeune femme, un bébé dans les bras, se tenait près de la fenêtre recouverte de volutes de glace. Sans bouger, la tête légèrement inclinée, elle regardait la danse des flammes dans la porte ouverte d'un grand poêle qui occupait l'angle du couloir. Derrière la fenêtre givrée s'éteignait lentement le crépuscule d'hiver, bleu et limpide…

Charlotte se tut une seconde, puis reprit d'une voix un peu hésitante:

– Tu sais, c'était bien sûr une illusion… Mais son visage était si pâle, si fin… On aurait dit les mêmes fleurs de glace qui recouvraient la vitre. Oui, comme si ses traits s'étaient détachés de ces ornements de givre. Je n'ai jamais vu une beauté aussi fragile. Oui, comme une icône dessinée sur la glace…

Nous marchâmes longtemps en silence. La steppe se déployait lentement devant nous dans le grésillement sonore des cigales. Mais ce bruit sec, cette chaleur ne m'empêchaient pas de garder dans mes poumons l'air glacé de la grande isba noire. Je voyais la fenêtre couverte de givre, le scintillement bleu des cristaux, la jeune femme avec son enfant. Charlotte avait parlé en français. Le français avait pénétré dans cette isba qui m'avait toujours fait peur par sa vie ténébreuse, pesante et très russe. Et dans ses profondeurs une fenêtre s'était illuminée. Oui, elle avait parlé en français. Elle aurait pu parler en russe. Cela n'aurait rien enlevé à l'instant recréé. Donc, il existait une sorte de langue intermédiaire. Une langue universelle! Je pensai de nouveau à cet «entre-deux-langues» que j'avais découvert grâce à mon lapsus, à la «langue d'étonnement»…

Et c'est ce jour-là que, pour la première fois, cette pensée exaltante me traversa l'esprit: «Et si l'on pouvait exprimer cette langue par écrit?»

Un après-midi que nous passions au bord de la Soumra, je me surpris à penser à la mort de Charlotte. Ou plutôt, au contraire, je pensai à l'impossibilité de sa mort…

La chaleur avait été particulièrement rude ce jour-là. Charlotte avait enlevé ses espadrilles et, en remontant sa robe jusqu'aux genoux, elle se promenait dans l'eau. Hissé sur l'un des petits îlots, je la regardais marcher le long de la rive. Une nouvelle fois, je crus les observer, elle et cette rive de sable blanc et la steppe – comme à une très grande distance. Oui, comme si j'étais suspendu dans la corbeille d'une montgolfière. C'est ainsi que sont observés (je l'apprendrais bien plus tard) les lieux et les visages qu'inconsciemment nous situons déjà dans le passé. Oui, je la regardais de cette hauteur illusoire, de cet avenir vers lequel tendaient toutes mes jeunes forces. Elle marchait dans l'eau avec la nonchalance rêveuse d'une adolescente. Son livre, ouvert, était resté dans l'herbe, sous les saules. Je revis soudain, en un seul reflet lumineux, la vie de Charlotte tout entière. C'était comme une palpitante suite d'éclairs: la France du début du siècle, la Sibérie, le désert, et de nouveau les neiges infinies, la guerre, Saranza… Je n'avais encore jamais eu l'occasion d'examiner la vie de quelqu'un de vivant ainsi – d'un bout à l'autre, et de dire: cette vie est close. Il n'y aurait plus rien d'autre dans la vie de Charlotte que cette Saranza, cette steppe. Et la mort.

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