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Ton sens de l'humour te suffira tout à fait pour accomplir ce modèle à la perfection, à outrance, frôlant sans cesse, en souriant, le kitsch de l'american way of life. Ta femme sera une blonde ravissante à l'éclat lustré d'une revue de mode. Ta maison – pleine d'objets de race, solennels, imbus de leur importance, et dont l'usage te sera même parfois inconnu. Qu'importe, ta femme saura. Et quand on te verra t'introduire dans le giron moelleux de ta voiture – d'abord un bras avec la veste, une jambe, la tête, la main qui attrape déjà le téléphone -, qui pourra croire que cet homme élégant aux cheveux grisonnants et au sourire détendu est un ancien tambour du détachement fasciné par l'horizon radieux?

L'idéal sera accompli. Le but atteint. Le pari gagné.

Mais il y aura une faille à cette réussite…

Oui, ce jour que tu passeras en compagnie de ta femme et de tes amis quelque part sur le littoral des mers chaudes, peut-être même sur cette presqu'île, ce croc jaunâtre qui menaçait autrefois l'île de la Liberté…

Au soir, l'air des vacances et les boissons te rendront un peu mou, un peu rêveur. Une question inopinée touchera ce passé que tu auras obstinément gardé secret jusqu'ici. Cette fois, tu parleras. Il y aura des sourires, de l'étonnement, des taquineries. Une incompréhension polie, penseras-tu. Tu videras ton verre, parleras de nouveau, avec l'insistance un peu douloureuse de celui qui veut être compris. Il y aura des coups d'œil échangés, des sourcils haussés, quelques mains qui s'empresseront de te servir avec l'attention qu'on a pour les malades. Tu parleras plus vite, plus haut, expliquant, justifiant…

Tu répéteras ma confession! Puis dans le silence gêné tu te lèveras et sans plus rien dire tu t'en iras, en entendant derrière ton dos la voix de ta femme: «Ne faites pas attention… C'est un coup de nostalgie… Vous savez, ces Russes… Avec la vie qu'ils ont eue là-bas…»

Au volant, en enfonçant ta belle voiture dans le souffle chaud de l'océan, tu exploseras en un de ces horribles jurons russes dont tu auras presque oublié la résonance. Tout y passera – ta maison aux objets racés, les diètes et les cures de ta femme, et surtout ta voiture que tu détesteras particulièrement au souvenir du petit garage que ton père avait un jour aménagé dans nos réduits.

Et ce qui te fera enrager le plus, c'est que cette explosion sera parfaitement vaine. Car le pari est gagné. Le but atteint. Et l'idéal rêvé, c'est le petit monde décontracté et souriant que tu viens de quitter.

Tout le reste n'est que la bravade d'un vieux pionnier au foulard rouge…

Au terme de ta course, tu t'attableras dans un endroit obscur, où la respiration salée de l'océan nocturne te sera une compagnie silencieuse, discrète. Tu ne compteras plus tes verres. Ton cœur essoufflé trébuchera, dérapera, inondé d'un liquide visqueux, mais il tiendra le coup. Comme celui qui battait autrefois à l'intérieur du bloc des corps gelés…

Tu vois, un jour, nous serons à égalité. Ma braderie… Ta bravade.

Et puis… Puis, tu sais, dans ce manuscrit qui me pèse sur le bras, je n'ai pas raconté l'essentiel. Et je ne le raconterai jamais. A personne. Cela restera entre nous comme un gage de retrouvailles dans le futur incertain de nos vies cahotées. Comme un écho de cette décharge électrique qui souda un jour nos deux têtes pleines du rêve d'un horizon radieux…

… C'était un matin lointain. Un matin de cet été merveilleux qui dévoila le mystère de la mare qu'on appelait – t'en souviens-tu? – la «Crevasse». L'été de l'évacuation dans le champ de colza, du déluge et du pain humide… C'était au commencement de juin, aux premiers jours de nos vacances. Avant tous ces grands événements qui allaient ébranler la paisible existence de notre cour.

Ma mère m'a réveillé très tôt. Le ciel qui au nord, durant les nuits d'été, n'est jamais vraiment sombre, avait tout de même ce ton cendré d'avant le lever du soleil. Je suis resté quelques instants sans comprendre. L'école? Mais pourquoi si tôt? Et puis non, c'étaient les vacances!

– Habille-toi, ton père et lâcha t'attendent, m'a dit ma mère en me souriant d'un air un peu mystérieux. Ils sont déjà dans la cour…

– Et pour quoi faire? demandai-je tout ensommeillé.

– Vas-y, tu vas voir, me répondit ma mère avec de la malice dans le regard.

Je me suis débarbouillé dans la cuisine, j'ai bu un bol de lait chaud et, un quignon de pain dans la main, j'ai dévalé l'escalier.

La cour était encore toute silencieuse. Les broussailles renfermaient une ombre floue, nocturne. Les planches de la table de dominos avaient un éclat noir et humide de nuit. La petite touffe d'arbres au-dessus de la Crevasse faisait entendre un bruissement feutré. Le linge sur les cordes tendues derrière le jasmin avait la pâleur vague des apparitions.

Devant nos remises, j'ai vu la petite invalidka aux fenêtres embuées. Car il y avait bien du monde à l'intérieur! Mon père au volant, Iacha à côté de lui et entre ses genoux – toi, recroquevillé, les mains cramponnées à la grande poignée sous le pare-brise. Je me suis senti outré. On m'avait réveillé le tout dernier, comme un petit, les meilleures places étaient déjà prises, et je n'avais même pas été mis au courant de l'expédition. En plus, à cause du volant au-dessus de ma tête, je ne verrais rien.

– Où est-ce que vous voulez aller? demandai-je d'un ton bourru en m'installant sur le plancher devant le siège de mon père.

Je fus un peu rasséréné car toi non plus tu ne savais rien apparemment.

– Tu vas voir, me dit mon père en échangeant avec Iacha un regard complice.

Ma mauvaise humeur se dissipa vite. Aux premières pétarades de la petite invalidka surchargée. En quittant la cour, la voiture remplit les murs rouges d'un écho assourdissant. Et nous, unis par le roulis de sa fragile enveloppe de tôle, nous imaginions la surprise des habitants. Ils avaient dû se réveiller en sursaut et, écarquillant les yeux, pointer le nez sur le cadran de leurs réveils. Puis, comprenant de quoi il s'agissait, ils se recouchaient. Et nous devinions leur joie de se rendormir dans la certitude que l'alarme avait été fausse et qu'il leur restait encore trois bonnes heures de sommeil…

Finalement, ma place n'était pas sans avantages. Bien sûr, je ne pouvais pas, comme toi, regarder la route se dérouler devant nous. J'étais obligé de courber la tête sous les tours du volant. En revanche, chaque fois que mon père accélérait en actionnant une manette courbe, sa rude paume me frottait une oreille. J'avais l'impression de participer pleinement à la conduite de la voiture. En plus, j'avais le loisir de poser ma joue sur l'un des nœuds du pantalon de mon père et de regarder par l'interstice entre la portière et le plancher. D'abord j'ai vu défiler dans cette fente la bande grise et uniforme de l'asphalte, puis un chemin de terre. Enfin, quand nous ralentîmes l'allure, toujours par la même fente, se mirent à pénétrer à l'intérieur de la voiture de longues herbes humides, des épis…

Nous nous arrêtâmes au milieu d'une plaine infinie, silencieuse, qui à cette heure matinale avait la même tonalité cendrée que le ciel. À quelques mètres on voyait une isba solitaire, assoupie. Derrière elle, l'ombre d'un bosquet.

Assourdis par ce silence brumeux, nous sautâmes, toi et moi, de la chaleur enfumée de l'invalidka. Laissant nos pères dans la voiture, nous nous mîmes à galoper à travers l'herbe haute des prés. Elle était pleine de rosée froide et les tiges qui crissaient sous nos pas semblaient brûler nos jambes nues. Le silence de la plaine endormie était si intense qu'elle figeait nos cris tout près de nos lèvres sans laisser résonner aucun écho. Seules les libellules réveillées par notre course striaient l'air de leurs vols enragés.

Nous débouchâmes sur la berge vaseuse d'une rivière. Sa surface mate, immobile, reflétait avec une netteté presque irréelle les tiges noires des joncs. A notre approche ce miroir lisse se couvrit de petits éclairs rapides – de jeunes brochets se sauvaient sous nos sandales qui clapotaient sur la vase molle. Nous courûmes alors le long de l'eau en tapant des semelles, précédés des fléchettes qui rayaient le miroir endormi.

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