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– Allume le poêle! cria-t-elle, et elle claqua la porte.

Le soir, Svetlana ne rentra pas. Faïa ouvrit la porte de l'appartement sur l'obscurité du palier, l'œil aux aguets, l'oreille tendue. Elle le traversa dans le silence glacé de la grande maison morte, attrapa la poignée de la porte d'en face, celle de leur appartement. Elle était fermée. Faïa s'avança jusqu'à la rampe et murmura dans le vide noir:

– Svetlana! Svéta…

Un long écho vivant s'étirait dans la cage de l'escalier.

Dans l'obscurité elle tâta du pied les marches, descendit un demi-étage jusqu'à la fenêtre du palier. A cet endroit son angoisse diminuait. Les éclats de la vitre brisée suspendus aux bandes de papier tintaient légèrement dans le vent. Le rayon d'un projecteur sillonnait le ciel. Elle tenait entre les mains sa poupée de chiffon. Un jour, dans son talon rose un trou s'était ouvert, qui laissait échapper de la sciure. Faïa en avait été bouleversée. Mais pendant son sommeil la grand-mère l'avait joliment rapiécé. Cette poupée lui était particulièrement chère pour ces quelques coutures délicates. Surtout maintenant…

Tout à coup, de l'obscurité des étages inférieurs lui parvint un frottement. Faïa tendit l'oreille. Mais, devançant son ouïe, avec un flair animal et primitif, tout son être lui souffla: «Ça sent la nourriture!»

Oui! C'était une odeur de fumée, de feu de cuisine! Elle se pencha au-dessus de la rampe et aperçut une vague lueur. Empoignant la rampe, elle se mit à descendre.

La lueur filtrait d'une porte, au deuxième étage. Faïa demeura un instant indécise, puis la poussa craintivement. Sa tête se troublait à l'odeur de la nourriture, qui devint presque insupportable dans le couloir où elle s'engouffra. La lumière venait d'une autre pièce tout au fond. C'est de là que coulait cette fumée qui chatouillait les narines et contractait les mâchoires. Faïa avança avec prudence, en enjambant des piles de vieux journaux, des chaises sans pieds, un tas d'assiettes cassées. Enfin, elle s'arrêta en silence devant la baie éclairée.

Celui qui se trouvait dans cette chambre n'avait rien remarqué. Dos tourné, jambes allongées, il était assis près du poêle. Il l'ouvrait régulièrement pour le recharger avec les bûchettes amassées près de lui. De temps à autre il raclait le poêle rougi avec un couteau. C'est ce grincement-là que Faïa avait entendu du palier. Puis il se mettait à manger. Il mastiquait à grand bruit, s'étranglait. Faïa regardait sa veste ouatée au dos déchiqueté, sa chapka rabattue sur la nuque.

Elle s'apprêtait déjà à demander doucement: «Petit oncle, vous ne m'en donneriez pas un petit peu, à moi aussi?…», quand soudain elle découvrit dans la pièce la présence d'un autre homme. Couché près du poêle, il paraissait dormir. Mais il dormait étrangement – nu jusqu'à la ceinture. Faïa l'examina avec plus d'attention et vit qu'il n'avait plus d'épaule. A son emplacement, quelque chose de gris saillait d'une cavité rosâtre.

Elle ne comprenait plus rien: ce poêle, cet homme assis le dos tourné et cet autre qui dormait allongé sur le sol…

Mais tout devint encore plus étrange lorsque l'homme à la veste ouatée tendit le bras, sembla creuser la cavité rosâtre et jeter quelque chose sur le métal brûlant… Faïa sentit comme un ressort tendu à l'extrême qui brusquement se serait relâché dans sa tête. Elle sentit qu'elle allait comprendre une chose inouïe, qu'on ne peut pas comprendre, qui n'existe pas, ne peut pas, ne doit pas exister!

La fumée lui sembla tout autre que celle de leur poêle à la maison. Lourde, aigre. Elle fit un pas en arrière. Mais alors le débris d'une assiette de faïence crissa sous sa botte de feutre. L'homme en veste ouatée se retourna brusquement…

C'était une femme… Svetlana!

Faïana Moïsséievna m'accompagna jusqu'à la sortie de la cour. Les fenêtres des grands paquebots étaient maintenant embrasées de reflets écarlates et liquides.

– C'est cette nuit-là que mes mains ont gelé. Pour mes cours de piano, c'était fini. Oui, j'ai couru comme une folle à travers Leningrad… Et mes moufles étaient restées sur les mains de ma grand-mère. C'est le chauffeur d'un camion militaire qui m'a ramassée…

Nous nous dirigions lentement vers ce qui autrefois était le Passage. Elle s'arrêtait de temps en temps, respirait. Le long de notre maison se dressaient les derniers vestiges des anciennes broussailles. Quelques touffes de jasmin. Un plan de la palissade délabrée. Autour des immeubles-paquebots bouillonnait une vie que je ne parvenais pas à associer avec la vieille bâtisse rouge que nous venions de quitter. Les hommes près d'une rangée de garages lavaient leur voiture, plongeaient dans les entrailles des moteurs. Les femmes poussaient des voitures d'enfant et m'étonnaient par leur jeunesse. Les balcons ondoyaient de linge multicolore. Le petit toboggan en plastique rouge rejetait sur le sable des flopées d'enfants.

Ta mère devina mes pensées, me sourit.

– Tu sais, Aliocha, je pense parfois qu'ils avaient raison de ne pas vouloir mettre cette plaque sur la maison du Blocus. On ne peut pas conserver indéfiniment ce passé… Je m'en veux maintenant de t'avoir raconté toutes mes vieilles histoires…

Elle se tut. Nous fîmes quelques pas en silence.

– Mais tu vois, ajouta-t-elle sans me regarder… C'est comme dans cette légende tibétaine. Le passé est un dragon qu'on garde au fond d'un souterrain, dans une cage. On ne peut pas penser tout le temps au dragon. On ne vivrait plus, sinon… Mais de temps en temps il faut vérifier si la serrure de la cage est en bon état. Car si elle rouille, le dragon la casse et apparaît, encore plus cruel et insatiable. Je l'aime bien, cette légende.

Nous nous arrêtâmes dans le Passage. Le paquebot blanc nous couvrait de son ombre et du mélange des sons que les téléviseurs laissaient déborder des fenêtres ouvertes.

– Si Arkadi passe, je lui ferai tes amitiés, me promit ta mère en m'embrassant.

Puis, soudain, elle me serra le coude et chuchota très vite, en approchant son visage du mien:

– Je sais que c'est horrible maintenant er Afghanistan. Un massacre. Sale et lâche. Mai même dans ce bourbier il faut essayer de… de… Tu comprends ce que je veux dire…

À l'angle du paquebot je me retournai. Ta mère, le visage baissé, se dirigeait à pas lents le long des restes du jasmin, vers notre entrée.

Deux semaines plus tard, par un brûlant après-midi d'été, j'entrai, le doigt sur la détente, dans une maison où une grenade venait d'exploser. Au seuil d'une pièce défigurée par l'explosion je vis une boule de chiffons qui remuait doucement à mes pieds en poussant des gémissements étouffés…

Je suis dans le hall de la maison d'édition. La standardiste a déjà signalé mon arrivée aux étages supérieurs où mon sort se joue. Elle jongle avec deux téléphones, répond aux appels qui affluent dans sa petite cabine vitrée, pianote sur son pupitre. Reconnaît-elle dans le flot des visiteurs du jour les auteurs des manuscrits promis à un refus?

J'ai l'étrange et agaçante impression d'avoir trahi. Elle se perçoit même dans le poids de ce manuscrit qui tire la poignée de ma serviette.

Oui, j'ai tout raconté, décrit, divulgué. J'ai tout déballé. J'ai éventré le misérable intérieur des trois bâtisses rouges. J'ai étalé, comme on étale les vieilleries sur un bout de trottoir, leurs humbles joies et leurs inutiles souffrances. J'ai tout livré.

Et, comble de dérision, je ne toucherai peut-être même pas mes trente deniers!

Tu devrais bien me mépriser maintenant. La vraie confession n'est-elle pas faite pour cela?

Toi, je le sais, tu ne diras mot de ce passé à personne. Tu te renfermeras. Tu te transformeras en un bloc d'énergie et de calcul et tu fonceras à la conquête de ton nouveau monde.

Tu réussiras, je le sais. Tu réussiras avec un air de nonchalance dédaigneuse, comme pour narguer cette réussite convoitée par tous. Tu accompliras cet idéal de confort, de luxe même, dans lequel tant de destins se fondent totalement.

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