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– C'est pas vrai.

– Si, c'est vrai qu'il a dit ça, répliqua Zazie indignée qu'on puisse mettre en doute une seule de ses paroles.

– C'est pas ça ce que je veux dire. Je veux dire que, pour Gabriel, c'est pas vrai ce que disait le type.

– Qu'il soit hormosessuel? Mais qu'esfc-ce que ça veut dire? Qu'il se mette du parfum?

– Voilà. T'as compris.

– Y a pas de quoi aller en prison.

– Bien sûr que non.

Ils rêvèrent un instant en silence en regardant le Sacré-Cœur.

– Et vous? demanda Zazie. Vous l'êtes, hormosessuel?

– Est-ce que j'ai l'air d'une pédale?

– Non, pisque vzêtes chauffeur.

– Alors tu vois.

– Je vois rien du tout.

– Je vais quand même pas te faire un dessin.

– Vous dessinez bien?

Charles se tournant d'un autre côté s'absorba dans la contemplation des flèches de Sainte-Clotilde, œuvre de Gau et Ballu, puis proposa:

– Si on redescendait?

– Dites-moi, demanda Zazie sans bouger, pourquoi que vous êtes pas marié?

– C'est la vie.

– Pourquoi que vous vous mariez pas?

– J'ai trouvé personne qui me plaise.

Zazie siffla d'admiration.

– Vzêtes rien snob, qu'elle dit.

– C'est comme ça. Mais dis-moi, toi quandtu seras grande, tu crois qu'il y aura tellement d'hommes que tu voudrais épouser?

– Minute, dit Zazie, de quoi qu'on cause? D'hommes ou de femmes?

– S'agit de femmes pour moi, et d'hommes pour toi.

– C'est pas comparable, dit Zazie.

– T'as pas tort.

– Vzêtes marant vous, dit Zazie. Vous savez jamais trop ce que vous pensez. Ça doit être épuisant. C'est pour ça que vous prenez si souvent l'air sérieux?

Charles daigne sourire.

– Et moi, dit Zazie, je vous plairais?

– T'es qu'une môme.

– Ya des filles qui se marient à quinze ans, à quatorze même. Y a des hommes qu'aiment ça.

– Alors? moi? je te plairais?

– Bien sûr que non, répondit Zazie avec simplicité.

Après avoir dégusté cette vérité première, Charles reprit la parole en ces termes:

– Tu as de drôles d'idées, tu sais, pour ton âge.

– Ça c'est vrai, je me demande même où je vais les chercher.

– C'est pas moi qui pourrais te le dire.

– Pourquoi qu'on dit des choses et pas d'autres?

– Si on disait pas ce qu'on a à dire, on se ferait pas comprendre.

– Et vous, vous dites toujours ce que vous avez à dire pour vous faire comprendre?

– (geste).

– On est tout de même pas forcé de dire tout ce qu'on dit, on pourrait dire autre chose.

– (geste).

– Mais répondez-moi donc!

– Tu me fatigues les méninges. C'est pas des questions tout ça.

– Si, c'est des questions. Seulement c'est des questions auxquelles vous savez pas répondre.

– Je crois que je ne suis pas encore prêt à me marier, dit Charles pensivement.

– Oh! vous savez, dit Zazie, toutes les femmes posent pas des questions comme moi.

– Toutes les femmes, voyez-vous ça, toutes les femmes. Mais tu n'es qu'une mouflette.

– Oh! pardon, je suis formée.

– Ça va. Pas d'indécences.

– Ça n'a rien d'indécent. C'est la vie.

– Elle est propre, la vie.

Il se tirait sur la moustache en biglant, morose, de nouveau le Sacré-Cœur.

– La vie, dit Zazie, vous devez la connaître. Paraît que dans votre métier on en voit de drôles.

– Où t'as été chercher ça?

– Je l'ai lu dans le Sanctimontronais du dimanche, un canard à la page même pour la province où ya des amours célèbres, l'astrologie et tout, eh bien, on disait que les chauffeurs de taxi izan voyaient sous tous les aspects et dans tous les genres, de la sessualité. A commencer par les clientes qui veulent payer en nature. Ça vous est arrivé souvent?

– Oh! ça va ça va.

– C'est tout ce que vous savez dire: «Ça va ça va». Vous devez être un refoulé.

– Ce qu'elle est emmerdante.

– Allez, râlez pas, racontez-moi plutôt vos complexes.

– Qu'est-ce qu'il faut pas entendre.

– Les femmes ça vous fait peur, hein?

– Moi je redescends. Parce que j'ai le vertige. Pas devant ça (geste). Mais devant une mouflette comme toi.

Il s'éloigne et quelque temps plus tard le revoilà à quelques mètres seulement au-dessus du niveau de la mer. Gabriel, l'œil peu vif, attendait, les mains posées sur ses genoux largement écartés. En apercevant Charles sans la nièce, il bondit et sa face prend la teinte vert-anxieux.

– T'as tout de même pas fait ça, qu'il s'écrie.

– Tu l'aurais entendue tomber, répond Charles qui s'assoit accablé.

– Ça, ça serait rien. Mais la laisser seule.

– Tu la cueilleras à la sortie. Elle s'envolera pas.

– Oui, mais d'ici qu'elle soit là, qu'est-ce qu'elle peut encore me causer comme emmerdements. (soupir) Si j'avais su.

Charles réagit pas.

Gabriel regarde alors la tour, attentivement, longuement, puis commente:

– Je me demande pourquoi on représente la ville de Paris comme une femme. Avec un truc comme ça. Avant que ça soit construit, peut-être. Mais maintenant. C'est comme les femmes qui deviennent des hommes à force de faire du sport. On lit ça dans les journaux.

– (silence).

– Eh bien, t'es devenu muet. Qu'est-ce que t'en penses?

Charles pousse alors un long hennissement douloureux et se prend la tête à deux mains en gémissant:

– Lui aussi, qu'il dit en gémissant, lui aussi… toujours la même chose… toujours la sessualité… toujours question de ça… toujours… tout le temps… dégoûtation… putréfaction… Ils pensent qu'à ça…

Gabriel lui tape sur l'épaule avec bénévolence.

– Ça n'a pas l'air d'aller, qu'il dit comme ça. Qu'est-ce qu'est arrivé?

– C'est ta nièce… ta putain, de nièce…

– Ah! attention, s'écrie Gabriel en retirant sa main pour la lever au ciel, ma nièce c'est ma nièce. Modère ton langage ou tu vas en apprendre long sur ta grand-mère.

Charles fait un geste de désespoir, puis se lève brusquement.

– Tiens, qu'il dit, je me tire. Je préfère pas revoir cette gamine. Adieu.

Et il s'élance vers son bahut.

Gabriel lui court après:

– Comment qu'on fera pour rentrer?

– Tu prendras le métro.

– Il en a de bonnes, grogna Gabriel en arrêtant sa poursuite.

Le tac s'éloignait.

Debout, Gabriel médita, puis prononça ces mots:

– L'être ou le néant, voilà le problème. Monter, descendre, aller, venir, tant fait l'homme qu'à la fin il disparaît. Un taxi l'emmène, un métro l'emporte, la tour n'y prend garde, ni le Panthéon. Paris n'est qu'un songe, Gabriel n'est qu'un rêve (charmant), Zazie le songe d'un rêve (ou d'un cauchemar) et toute cette histoire le songe d'un songe, le rêve d'un rêvé, à peine plus qu'un délire tapé à la machine par un romancier idiot (oh! pardon). Là-bas, plus loin – un peu plus loin – que la place de la République, les tombes s'entassent de Parisiens qui furent, qui montèrent et descendirent des escaliers, allèrent et vinrent dans les rues et qui tant firent qu'à la fin ils disparurent. Un forceps les amena, un corbillard les remporte et la tour se rouille et le Panthéon se fendille plus vite que les os des morts trop présents ne se dissolvent dans l'humus de la ville tout imprégné de soucis. Mais moi je suis vivant et là s'arrête mon savoir car du taximane enfui dans son bahut locataire ou de ma nièce suspendue à trois cents mètres dans l'atmosphère ou de mon épouse la douce Marceline demeurée au foyer, je ne sais en ce moment précis et ici-même je ne sais que ceci, alexandrinairement: les voilà presque morts puisqu'ils sont des absents. Mais que vois-je par-dessus les citrons empoilés des bonnes gens qui m'entourent?

Des voyageurs faisaient le cercle autour de lui l'ayant pris pour un guide complémentaire. Ils tournèrent la tête dans la direction de son regard.

– Et que voyez-vous? demanda l'un d'eux particulièrement versé dans la langue française.

– Oui, approuva un autre, qu'y a-t-il à voir?

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