– Non? Vous n'avez pas faim?
– Si. D'accord.
Nous sommes à l'indien du bout de la rue. En entrant dans le restaurant vêtue comme une prostituée moscovite de l'époque Brejnev catapultée dans l'espace et le temps, Néfertiti a fait forte impression. Tout le monde s'est retourné et nous a accompagnés du regard jusqu'à notre table, une petite dans un coin. J'étais mal à l'aise mais fier, comme si je pénétrais ici avec un léopard adulte dont je connaîtrais mal le comportement.
Elle a gardé son grand manteau rouge pour manger. Je veux savoir ce qu'il y a en dessous car mon instinct me prévient que ce n'est pas grand-chose. Mais c'est par simple curiosité: j'ai juré de ne pas essayer de la niquer et depuis que je la connais je n'ai qu'une parole. De toute façon, à ce que je sais, ce n'est certainement pas parce qu'on ôte le manteau d'une dame qu'on s'apprête à la culbuter à la cosaque. Je vais faire un tour aux toilettes, à blanc, juste pour jeter au retour un regard coulant de vieux singe sur ses jambes, que les pans du manteau découvrent. Me revoilà. Rien jusqu'à mi-cuisse, en tout cas. Quart-cuisse, même. J'ai l'œil.
Quand je nie rassieds, elle finit d'engloutir un samosa entier, allume une gitane et me dit:
– Non, je n'ai rien, sous le manteau. Juste une culotte. Je me sens pute, j'aime bien ça.
Je suis un peu perdu, soyons honnête. Juste une culotte, je me sens pute, j'aime bien ça. Il faut à tout prix que j'arrive à me raccrocher à la méthode, tant pis pour la fameuse beauté du geste, c'est encore ce que j'ai de mieux à faire sinon ça part dans tous les sens et moi je vais décoller de ma chaise dans un bruit d'explosion, partir en vrille et aller m'écraser comme une tomate contre le mur du fond, là-bas.
C'est moi qui dois glisser dans la conversation quelques remarques à caractère sexuel, pas elle. Calmons-nous. Par où commencer pour retrouver une certaine assise? J'ai essayé de la faire boire, mais elle ne veut pas. Pas une goutte.
– Quand je bois, ça me rend furax.
Oui alors non, d'accord, ne jouons pas avec ça. Pour éviter des complications superflues, je préfère qu'elle reste normale. Je vais me charger de la boisson. Je suis si déboussolé et angoissé que je me tape tout le bordeaux dégueulasse et que j'ai même sifflé tout à l'heure en quelques gorgées héroïques les deux tristement célèbres apéritifs maison, dans l'espoir d'être en mesure de faire face.
Je veux bien essayer de la faire manger, mais ce serait du zèle. Elle dévore. Elle mange comme a dû manger le gars qui a inventé la nourriture. Elle a pris deux entrées copieuses et attaque déjà, avec un appétit intact, son deuxième plat principal, le tout accompagné de cinq grands nans au fromage pour donner de la consistance, c'est tellement bon, je peux en prendre un ou deux autres? Oui, bien sûr, vas-y. Quand le serveur récupère ses assiettes, on dirait qu'il n'y a jamais rien eu dedans. Pourtant elle est mince, très mince. Éberlué, je lui demande aussi sérieusement que stupidement si elle a des problèmes d'argent et depuis combien de jours elle n'a pas mangé. Elle me répond:
– Non, je mange tout le temps. J'ai toujours très faim. Le jour de ma communion, j'ai mangé cinq coquelets.
Je me demande si je vais réussir à la rendre suffisamment molle et lourde pour la ramener à la maison. Elle semble insatiable, ingavable, inépuisable. Intérieurement, elle semble infinie. (Cela dit, je ne me fais guère d'illusions quant au déroulement de la soirée. Lorsqu'elle a accepté de venir dîner avec moi, j'ai bien senti que ce n'était pas le même oui que celui d'une autre fille qu'on aborderait ainsi, ce n'était pas un oui dans lequel on perçoit «Je sais où tu veux en venir mais je fais comme si de rien n'était car ça ne me déplairait pas non plus» ni un oui naïf qui laisse présager une partie fort intéressante à jouer, c'était un oui simple et spontané, le genre de oui qui répond à «Vous voulez des cornichons, dans votre sandwich?» et ne laisse rien présager de particulier. Elle aurait sans doute répondu la même chose à n'importe qui d'autre, ou presque. Olive Sohn ne complique jamais les choses. Quand elle a envie de manger et qu'on lui propose d'aller manger, elle répond naturellement d'accord allons manger. Et celui qui aurait compris d'accord allons baiser resterait sur sa faim – c'est du moins ce que je crois, mais dès qu'on croit quelque chose on se trompe.) Pour participer à ce festin inaugural et ne pas passer pour un coincé de la glotte, j'essaie de me goinfrer comme elle. Elle finit ses plats quand je viens d'entamer les miens, j'ai du mal à suivre, j'ai du nan au fromage et du riz plein la bouche mais je m'accroche comme un enragé. Pour me donner du mordant, je pense à sa démarche de princesse en équilibre, je pense à la culotte sous son manteau de pute, je pense à toutes mes aventures ennuyeuses. Mais je commence à me sentir un peu lourd.
Après son deuxième plat (un curry d'agneau avec du riz basmati et un nouveau nan), et tandis que je lutte à mort contre mon poulet tandoori, elle sort de son sac (un vieux Cartier en cuir brun qui semble avoir résisté à plusieurs inondations) un éventail typiquement espagnol, de fabrication chinoise. Un ruban de dentelle noire grossière borde une scène de chasse très colorée, se déroulant peut-être au Moyen Âge. Dès qu'elle commence à s'en servir, la tête haute et le poignet souple, notre voisine de table (une grosse poule rouge engoncée dans une robe à rayures, qui nous épie depuis le début du repas et se mord les lèvres pour ne pas rire, en enfonçant la tête entre les épaules) ne peut se retenir de pouffer. Je la foudroie du regard et m'apprête à saisir mon os de poulet pour le lui plonger profondément dans la gorge (je pourrais y entrer tout le bras), mais Olive se contente de tourner la tête vers elle et de l'examiner brièvement, comme si elle l'avait entendue tousser. Elle doit avoir l'habitude. Elle désintègre la grosse poule et continue de s'éventer. Je demande:
– Tu as chaud?
– Non, j'ai faim. Ça m'énerve et ça me donne chaud. Il faudrait qu'il vienne prendre la commande pour le dessert sinon je vais devenir dingue.
Dépêche-toi, serveur souple et alerte, je t'en supplie. Je ne veux pas qu'elle devienne dingue. Ses yeux ont pris une expression étrange. On dirait qu'elle va taper violemment sur quelqu'un.
(Dans l'avion qui nous ramène de New York, lorsqu'elle demande au steward qui repasse en sens inverse dans l'allée avec son chariot si elle peut avoir un deuxième plateau repas (je lui ai pourtant donné mon pain, mon beurre, mon fromage blanc et mon gâteau caoutchouteux, car je sais qu'elle peut s'avérer dangereuse (surtout en plein vol) quand elle a le ventre vide), l'inconscient ricane et lui lance: «Ben voyons, bien sûr!» (Nous voyageons sur une compagnie merdique mais pas chère, Tower Air.) Je tremble pour lui, me redresse sur mon siège et écarte les mains, prêt à bondir pour m'interposer, mais Olive est dans un tel état de manque qu'elle refuse de saisir l'ironie de sa réponse: «Il a dit quoi? Bien sûr? C'est ça? Il a dit bien sûr?» Figé en apesanteur, je préfère ne pas prendre de risque et rester dans le vague. «Euh… Je n'ai pas fait attention, je pensais à autre chose.» Je suis un lâche, mais en toute logique (ma spécialité), mieux vaut une crise dans trois minutes qu'une crise tout de suite. Quand il repasse un instant plus tard, sans son chariot et sans nous accorder un regard, Olive se penche par réflexe sur moi (je suis entre elle et l'allée) comme un oisillon dans le nid qui voit arriver sa mère, et reste bouche bée. C'est une image triste. «Eh!» Elle ne peut rien dire d'autre. Elle est toute rouge, ses yeux sont injectés de sang, comme lorsqu'elle a envie de baiser. Je la connais, j'essaie de la calmer, je prends sa tête entre mes mains, elle est chaude, je l'embrasse, ses lèvres sont glacées, je lui explique à voix basse que sur ce genre de compagnie ils ne prennent pas la peine d'embarquer plus de plateaux que de passagers, c'est pour ça qu'on paie peu, que le steward est sûrement tendu car il travaille pour un salaire de misère dans des conditions exécrables, cerné par des passagers peu fortunés qui vivent eux-mêmes dans des conditions difficiles et se croient soudain tout permis sous prétexte qu'ils ont raqué leur place dans un avion, tu sais, le vieux mythe de l'avion transport de luxe, des ploucs qui exigent qu'on les traite comme des princes, qu'on leur passe tous leurs caprices, et qui veulent profiter bien à fond de cette occasion de bouffer et de picoler à l'œil… «Quoi? Mais je m'en fous, pour qui il se prend, cet enculé de merde? Il est pas obligé de se foutre de ma gueule. Et tu vas pas me dire qu'il leur reste rien, quand même? J'ai vu au moins trois personnes qui ne prenaient pas de plateau… J'ai faim, putain! Je me sens vide, j'ai un grand trou à l'intérieur, il faut que je mange!» Je sais qu'elle ne joue pas la comédie. C'est l'une des personnes les plus gentilles du monde, mais lorsqu'elle sent ce grand trou à l'intérieur elle est capable de tout pour le combler. Un toxico en manque. Cependant elle n'est pas boulimique, je ne l'ai jamais vue assise devant un frigo ouvert, elle ne se nourrit qu'à l'heure des repas. C'est un autre problème, mais c'en est un: presque une maladie. Elle est bouillante, elle a les yeux exorbités, elle dit qu'elle voit des taches noires et qu'elle va tomber dans les pommes si on ne lui apporte pas un plateau tout de suite. Elle se lève et me demande de me pousser, je la retiens fermement par les épaules, tente de la rasseoir, elle résiste et serre les dents comme si elle allait me frapper mais parvient à articuler: «Je vais aux chiottes.» Bon, je sais qu'elle va sans arrêt aux chiottes pour des tas de raisons, je la laisse passer. Elle fait à peine un pas vers le fond de l'avion, pivote brusquement et s'élance comme une balle dans l'autre sens, vers le steward (qui lui tourne le dos, insouciant, comme dans les films d'horreur). Je lance le bras vers le bas de sa robe de majorette (j'ai de bons réflexes car ma poivrote de mère m'a inscrit au basket juste avant de mourir («Il faut que tu pousses et que tu forcisses, Miette, sinon tu ne feras pas long feu dans la vie» – l'alcool qui mélange tout lui faisait oublier que ce sont les grands qui font du basket et non le contraire): en défense, au basket, on doit toujours se montrer très vigilant), mon bras jaillit mais tout se passe comme au ralenti, mon bras se détend lentement, elle s'éloigne de quelques centimètres vers le malheureux steward, mon coude se déploie, elle lève un pied pour avancer d'un nouveau pas, mes doigts se crispent, prêts à se refermer sur sa robe de majorette, j'ouvre la bouche, je ne l'aurai jamais, elle est déjà trop loin, j'écarquille les yeux, je tends la main vers l'impossible en un ultime effort, je l'attrape au vol et tire de toutes mes forces car je sais que si elle m'échappe elle est capable de sauter à la gorge du steward et de le rouer de coups (avant que je la rencontre, elle a été internée en psychiatrie pour – entre autres et comme disait le dossier – «violences graves envers son compagnon»). Je me lève et la saisis à bras-le-corps, plusieurs passagers se retournent car elle se débat en grondant, je la ceinture, la soulève et la projette sur son siège (elle est grande mais très légère), pantelante, électrique, défigurée. Dans l'avion, on entendrait voler une mouche. Elle tremble, grogne «Enculé de merde» mais je réussis à l'apaiser en glissant une main sous sa jupe et un doigt dans sa chatte. Elle ronchonne, elle avale sa salive, elle ferme les yeux, elle ondule. Ensuite je lui fais longuement sucer ce doigt pour lui consoler les papilles et je l'endors en lui caressant les cheveux. Elle peut trouver le sommeil n'importe où en quelques secondes et dormir vingt heures par jour.)