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Alerté par son sixième sens, le serveur indien arrive à temps, au moment où j'enfourne mon dernier morceau de poulet avec l'énergie du désespoir. Elle commande un mystère sans lui laisser le temps d'apporter la carte des desserts. Moi? N'importe, une tarte aux pommes.

En attendant son mystère, elle prend son sac et part aux toilettes – elle passe entre les tables comme la flamme d'une bougie entre des ventilateurs. Elle y reste un long moment. J'ai largement le temps de faire le point, mais je n'y arrive pas.

Depuis la première entrée, des pakoras pour elle et du poulet tikka pour moi, je me suis scrupuleusement attaché à la faire parler d'elle – dans la méthode, c'est mon épreuve de prédilection. De question en question, elle m'a dévoilé quelques traits de son caractère, quelques-uns de ses goûts, et m'a retracé sa vie dans les grandes lignes. Mais rien ne s'est passé comme prévu. Elle m'a raconté des choses déroutantes, avoué des passions déroutantes et des manies déroutantes qui n'ont fait qu'ajouter à ma confusion. Normalement, on écoute à peine ce que répond la personne, le but étant de la faire parler pour lui donner l'impression qu'on s'intéresse à elle et, ainsi, la griser. Pendant ce temps, on pense à la suite. Mais face à Olive, je ne pouvais penser à rien (surtout pas à la suite), j'allais de choc en choc, rebondissais comme une balle de Jokari et avalai de travers tout ce que j'essayais de manger. Elle n'obéissait pas aux règles habituelles de ce genre de conversation: elle répondait avec beaucoup trop de franchise. À la question «Tu t'entends bien avec tes parents?», au lieu de «Oui, ils sont plutôt chiants mais je les aime quand même, ce sont mes parents, quoi…», elle m'a répondu: «Je m'engueule tout le temps avec ma mère, mais j'étais amoureuse de mon père. Comme toutes les petites filles, j'imagine. Il est parti de la maison quand j'avais neuf ans, alors du coup je me suis fait sauter par mon grand frère.»

La pauvre méthode se tortille sur le dos comme une punaise et agite désespérément les pattes en ouvrant grand la bouche pour tenter d'aspirer un peu d'air.

Voici, replacé dans l'ordre, ce que j'ai appris entre les pakoras et le mystère que le serveur vient de déposer devant sa chaise vide:

Elle s'appelle Olive Sohn, elle a vingt-trois ans, elle est née dans un petit village près de Rennes, un jour de fête foraine. Dès sa sortie de la maternelle, elle s'est avérée nulle en tout à l'école («Aucun effort», «Manque total de concentration», «S'obstine à ne pas travailler»). Elle s'en moquait. Elle n'avait pas d'amis, jouait toute seule, regardait la forêt par la fenêtre, préférait la viande aux bonbons. Lorsqu'elle avait neuf ans, son père est parti de chez eux, exaspéré par l'humilité et la maniaquerie de la mère, pour aller vivre en Angleterre avec une certaine Mary. Dès cette époque, elle a commencé à se masturber. À dix ans, elle a incité son frère Nestor (les parents avaient des goûts singuliers en matière de prénoms – Olive et Nestor, il faut le vouloir… (après tout, Olive et Titus ce n'est pas si mal)), son aîné de cinq ans, à la baiser comme une grande sur le ciment du garage de la maison. Elle me répète ça d'une manière bizarre. Elle dit n'avoir pas éprouvé de plaisir mais une sorte de soulagement nerveux. Je suis de plus en plus mal à l'aise. Elle se masturbait souvent. À douze ans, exaspérée par la maniaquerie de sa mère, qui s'évertuait en outre à lui transmettre son humilité en la rabaissant continuellement, elle est partie, d'un pas implacable, vivre chez sa grand-mère Sylvène dans la maison voisine. Là, elle a tué son grand-père. À quinze ans, trop inexistante au collège pour espérer entrer au lycée, elle a été dirigée de force par sa mère vers un CAP hôtellerie-restauration, car il n'y a pas de métier plus beau et plus sûr que celui de servir les gens. Mais avant la fin de l'année, refusant de se laisser mettre un tablier, elle s'est sauvée en stop avec son amie Caroline, qui avait quatre ans de plus qu'elle. Elle s'est sauvée comme ma sœur. Dès le deuxième jour de leur fugue, elle s'est fait violer à Rennes par un porc (médecin) qui leur avait proposé de venir dîner chez lui et l'a traînée par les cheveux jusqu'à la chambre, qu'il a fermée à clé. Elle ne s'est pas débattue. Deux jours plus tard, chez une vieille veuve de Fougères, elle a fait l'amour toute la nuit avec Caroline. C'était bien, enfin. De voiture en voiture, en frappant le soir aux portes des maisons pour demander de quoi manger et un endroit où dormir, en passant par Le Mans, Paris et Rouen, elles ont atteint Cherbourg. Ayant naïvement accepté d'aller dîner chez le maire d'un village voisin, elles se sont fait récupérer là par les forces de l'ordre. C'est un gendarme au cerveau rudimentaire qui a prévenu sa mère par téléphone.

– Vous êtes la mère de Sohn Olive?

– Oui monsieur.

– Votre fille a quitté le domicile?

– Oui monsieur, depuis trois mois.

– Bien. On l'a retrouvée dans la Manche.

La mère a évité la syncope de justesse, le gendarme ayant tout de même pensé, en l'entendant crier, à préciser qu'il parlait du département. À seize ans, Olive est tombée amoureuse d'un garçon du village, Pascal, qu'elle connaissait depuis toute petite. Il était beau et sauvage, vivait quasiment dans la forêt, buvait beaucoup et avait une bite énorme. (Pour le prétendant dérouté qui tente éperdument de s'accrocher à sa méthode de séduction, ça ne met pas particulièrement en confiance.) Il était amoureux d'elle. Ils baisaient et se tapaient dessus sans arrêt. C'était la première fois qu'elle baisait de son plein gré avec un homme étranger à sa famille. Elle travaillait dans des bars, des restaurants, des boutiques de vêtements, des boulangeries, ne se faisait jamais virer (elle est très consciencieuse) mais partait toujours d'elle-même au bout de deux ou trois semaines. Pour assouvir l'appétit de Pascal, et le sien bien sûr, ils ont commencé à pratiquer l'échangisme en lisant les annonces de journaux spécialisés (Swing). Et quand elle a eu dix-huit ans, ils sont montés à Paris, où l'on trouve des couples disponibles en bien plus forte densité. Belle, très jeune et moins farouche qu'une poupée, Olive n'a pas tardé à découvrir un moyen de gagner pas mal d'argent facilement: elle s'est mise à poser pour des photos de charme – c'est-à-dire de cul. Ça marchait très bien. Quelques mois plus tard, elle est tombée amoureuse d'un autre homme, Bruno, un photographe qui l'avait baisée sur une table lors d'une soirée. Elle a quitté Pascal.

Un gamin de six ou sept ans se lève et va frapper à la porte des toilettes de l'indien. Depuis le temps que c'est occupé, il doit se demander si cette grande fille bizarre n'en est pas ressortie sans qu'il la voie. Eh non, mon petit bonhomme, moi non plus je ne comprends pas ce qu'elle fabrique là-dedans. Mes oreilles pâlissent lorsque j'entends Olive répondre d'une voix forte et claire:

– Oui, entrez.

Dans un rayon de trois tables, tout le monde ou presque se retourne vers la porte des chiottes. Je sens que si je parviens, par miracle aléatoire ou prouesse cupidonesque, à accrocher cette fille au passage, je vais vite m'habituer à cette situation embarrassante et me familiariser avec cette phrase qui nous suivra partout: «Tout le monde se retourne.»

Le petit ouvre la porte, entre comme s'il n'y avait personne à l'intérieur et referme derrière lui. Ils sont tous les deux dans les chiottes – que je sais exiguës. Pour m'entraîner en vue d'un éventuel avenir commun, je ne m'en étonne pas.

Après Pascal, Bruno jouait le rôle de son père. Il lui apprenait tout, lui donnait des conseils et des ordres, la grondait et la récompensait, la traitait tantôt comme une enfant tantôt comme un objet. Il prenait des centaines de photos d'elle, elle acceptait tout, se pliant au propre comme au figuré à toutes ses volontés. Elle avait enfin un père. Mais elle faisait régulièrement des crises – de colère, de nerfs, d'hystérie. Dans ces moments-là, ces moments de révolte, elle cassait tout autour d'elle, y compris la tête de Bruno. À vingt ans, elle s'est engagée comme mousse sur un voilier. Elle n'avait jamais mis un pied sur un bateau mais mentait bien et apprenait vite. Ils n'étaient que trois: le skipper, son second et elle. Au milieu de l'Atlantique, le skipper est entré dans sa cabine, a refermé la porte à clé et l'a violée. Elle a essayé de se débattre mais il était plus puissant qu'elle – avec des tatouages, peut-être. Quelques heures plus tard, cependant, il s'est fait éclater le nez par son second, qui connaissait les bonnes manières. Ils ont débarqué Olive à Saint-Martin, comme sur une île déserte, car une jolie fille sur un petit bateau ça ne peut rien donner de bon. Bruno lui a payé le retour en avion vers Paris. Il était amoureux d'elle. Elle le vénérait mais continuait à déjanter de temps en temps, comme une gamine qui n'en est plus une mais qu'on traite encore comme telle – et qui, elle-même, ne sait pas trop ce qu'elle est. Elle a trouvé un boulot de scripte sur des films X. Puis, pour respirer loin de Bruno, elle a travaillé deux mois sur un chantier naval à Saint-Nazaire. Elle est repartie en bateau, seulement jusqu'à Madère cette fois. Là-bas, elle a rencontré un vieux dandy libidineux qui voulait la sauter et l'a emmenée au Cap-Vert, où elle a passé trois semaines à se faire joyeusement défoncer par un plongeur local. Elle adorait ça. (C'est moi qui dois glisser des sous-entendus sexuels dans la conversation, c'est moi.) De retour à Paris, elle n'est pas restée longtemps dans les bras de Bruno. Elle dévastait tout dans l'appartement, les meubles et les vitres, avec ses poings et sa tête. Il fallait qu'elle bouge, qu'elle se délivre. Sur l'invitation d'un ami de Bruno qui voulait la sauter, elle est partie travailler dans un pub à Oxford. Mais là, pas de bol pour l'ami, elle a rencontré un musicien très physique qui la baisait de tous les côtés (des sous-entendus, par pitié) et prenait tant de plaisir avec elle qu'il l'a emportée dans ses bagages à l'île Maurice. Mais au bout de deux semaines, il a téléphoné lui-même à Bruno de là-bas: «Écoutez, monsieur, rappelez-la, c'est une folle, une nymphomane, je ne peux plus rien faire.» Bruno a payé le retour en avion vers Paris. Il était amoureux d'elle. Il l'a remise à genoux (en lui demandant de se pencher un peu pour bien voir sa chatte par-derrière dans le viseur), elle a recommencé à obéir, à ramper et, dans ses rares moments de lucidité, à tout détruire autour d'elle. Dans le couloir de leur immeuble, elle s'est fait violer par un type avec un couteau. Elle n'a rien pu faire, mais dès qu'il a roulé sur le côté après avoir tiré son coup, vidangé, flasque, elle s'est levée, lui a donné un grand coup de pied dans les couilles et s'est sauvée. Au rez-de-chaussée, elle l'entendait encore gémir. Parce qu'elle aimait toujours autant ça, malgré tout, elle a déniché un travail d'hôtesse dans un club échangiste, le 2 + 2 («Je voulais voir des gens baiser comme des animaux, des porcs et des chiennes, ça m'excitait»). Elle devait s'habiller comme une pute de seconde zone. Un soir que Bruno la mitraillait dans une position particulièrement dégradante, elle a pété les plombs et lui est tombée dessus. Elle le frappait de toutes ses forces, hurlait, crachait, cognait son pire ennemi avec fureur, mais il ne réagissait pas (comme on fait avec les enfants énervés, en attendant que ça passe). Alors elle est allée chercher un couteau. Elle a passé trois mois en hôpital psychiatrique («Tous ces gens qui souffrent…» me dit-elle). Pendant ce temps, Bruno lui a cherché un studio. Il ne voulait plus vivre avec elle. Depuis des semaines, elle restait des journées entières prostrée chez lui dans un coin, sans bouger, lui tapait dessus quand la pression était trop forte, et ne sortait que pour aller au 2 + 2 ou pour se faire mettre par quelqu'un d'autre. Quand elle a quitté l'hôpital, groggy, elle s'est installée dans le XVIIe. Ça ne va plus très bien entre Bruno et elle mais ils se voient tout de même, surtout pour faire des photos. Comme il ne sait plus quoi lui dire ni quoi faire avec elle, il la déshabille, prend son appareil et s'accroche désespérément à son cul. Pour la retenir, pour la fixer, l'immobiliser dans un cadre. Mais elle ne sait pas vraiment. C'est peut-être elle, qui accepte ça pour ne pas le perdre, pour continuer à lui servir à quelque chose (au début de leur histoire, elle prenait aussi des poses obscènes, souvent humiliantes, pour l'intéresser). Le premier café qui ait attiré l'attention d'Olive dans le quartier a été le Saxo Bar.

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