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Philippe Jaenada

Néfertiti dans un champ de canne à sucre

Néfertiti dans un champ de canne à sucre - pic_1.jpg

Pour Anne-Catherine

– J'aime baiser le matin, ça me tue. Tu te réveilles, tu baises, t'es morte. J'adore ça.

Effectivement, elle n'a pas l'air bien vivante. Il est midi ou une heure, nous sommes réveillés depuis peu de temps, elle est allongée nue par terre sur le dos, une flaque de sang entre les jambes, de la mélasse rose qui coule de la chatte, le visage en sueur et les cheveux qui dégoulinent sur le parquet. Elle est moche ou elle est belle, je n'en sais rien. Belle, je dirais.

– Pendant quatre heures ensuite je suis dans le gaz, je ne vois rien, je n'entends rien, je n'arrive pas à marcher, à parler, rien, j'ai mal au ventre, aux jambes, partout. C'est bien.

Plus tard dans l'après-midi, elle a repris des forces et ça se voit. Elle nage comme une sauvage aquatique dans l'océan sous la pluie, vêtue du maillot de bain troué de son grand-père (celui qu'elle a tué – je raconterai ça plus tard). Un maillot de bain de tissu noir, trop grand pour elle et usé jusqu'à la décomposition, avec un petit sigle orange clair sur la poitrine. Moi je suis assis comme un lourdaud sur cette immense plage sale de Coney Island et je mange un hot dog dégueulasse (très orange) en regardant mes chaussures de caoutchouc rouge s'enfoncer lentement dans le sable humide.

Je l'attends. Ça va être commode à enlever, le sang de ce matin sur le parquet. Il pleut. Je l'attends et j'ai l'impression qu'elle ne reviendra pas (ce serait surprenant, on ressort souvent de la mer – mais pour le moment, elle semble, comment dire… là-bas). Je la regarde bouger entre l'eau et l'eau, à cent mètres de moi, ses longs cheveux blonds trempés et salés, l'océan sous la pluie et elle au milieu, je suis amoureux d'elle et je l'attends. Je ne vois que sa tête, qui disparaît parfois derrière une vague. Elle est petite dans la mer. Sa tête disparaît parfois derrière une vague.

C'est elle qui a choisi mes chaussures rouges en caoutchouc.

Je suis amoureux d'elle. Tout le monde est amoureux de quelqu'un de temps en temps, d'après ce que j'ai cru comprendre en regardant autour de moi, mais moi je m'en croyais incapable. Je suis nul en amour, je n'y connais rien: j'avais fini par me persuader qu'il me manquait une case de ce côté-là. J'ai rencontré des ribambelles de filles dans ma vie (tous les genres, quelques échantillons de chaque) et jamais je n'ai éprouvé de l'amour pour aucune d'elles (non, c'est faux, j'en ai vraiment aimé plusieurs, une bonne vingtaine, dont trois ou quatre plus que les autres, mais je les aimais, disons, chaleureusement, comme on aime sa sœur ou Greta Garbo, je les aimais juste comme on aime un autre être humain, sans souffrance, sans manque, sans plaisir, sans mystère). Elle, je l'aime comme on aime une extraterrestre: je ne sais pas qui elle est, je la regarde, je l'écoute, je la touche, et pour la première fois en plus de trente ans, sans raison, je suis amoureux de quelqu'un. Je n'y comprends pas grand-chose. Cette histoire effarante qui m'arrive avec les lapins depuis que je la connais, et toutes ces maladies qui se glissent dans mon corps, je n'y comprends pas grand-chose non plus. Pour tout dire, je ne comprends rien.

Je vais parler brièvement de moi, mais je crois que ça n'expliquera rien.

Je m'appelle Titus Colas. On m'a prénommé Titus parce que mon père voulait Frank, ma mère Loïc, et que le hamster de ma sœur s'appelait Bérénice. Comme mes parents allaient se taper dessus dans la chambre de la maternité (ma mère était ivre morte, ce qui décuplait ses forces) et que l'administration s'énervait, on s'est souvenu du facteur, un homme très cultivé qui disait tous les matins:

– C'est mignon pour un hamster, Bérénice. Si vous avez un mâle un jour, il faudra l'appeler Titus.

Voilà comment je suis devenu le mâle du hamster de ma sœur (j'aime m'imaginer sortant tout petit, congestionné et visqueux des entrailles de ma mère, considéré par mon entourage comme un hamster, à tort).

Je ne me suis pas rendu compte tout de suite que je m'appelais Titus car ni ma mère ni mon père ni ma sœur n'ont jamais prononcé mon prénom.

Ma mère m'a toujours appelé Miette. Je pesais moins de deux kilos et demi à la naissance, et pressentant malgré sa grande simplicité d'esprit et l'état d'ébriété dans lequel elle se trouvait quelques heures après l'accouchement que m'affubler d'un autre prénom que le mien, Loïc en l'occurrence, risquait de me déranger (non pas de m'importuner (elle ne s'est pas gênée par la suite) mais de me dérégler le cerveau), elle avait opté pour le premier surnom qui lui était venu en tête en constatant ma pitoyable corpulence, Miette.

– Va me chercher un verre, Miette.

Durant les sept ans que j'ai vécus avec elle (ou qu'elle a vécus avec moi – c'est elle qui a arrêté de vivre la première, détruite par une longue «maladie du foie»), elle n'en a jamais démordu. Miette, ça faisait fille, ça m'énervait. Fille vulnérable, en plus. Mais jusqu'à la dernière seconde, quand elle m'a demandé d'approcher de son lit avant de se laisser sombrer pour toujours dans le trou de la mort, elle a refusé de prononcer mon prénom (pourtant elle était si saoule à ce moment-là qu'elle aurait tout de même pu céder à un petit élan sentimental, à la manière des ivrognes – mais non, malheureusement).

– Prends soin de toi, Miette.

(C'est rassurant, on se sent foutu d'avance.)

Mon père, lui, m'a toujours appelé Frank – il se moquait bien que ça me dérange le cerveau. Tout ce qui comptait pour mon abruti de père, c'était que sa maison reste propre et que ses enfants marchent droit dans ses couloirs – même si c'était pour aller percuter un mur. On pouvait devenir schizophrènes ou crétins, ma sœur et moi, élaborer des plans de carnage en milieu scolaire ou perdre à tout jamais l'usage de la parole, apparemment il s'en foutait, le plus important pour lui était qu'on ne s'assoie pas sur son canapé de cuir blanc pour ne pas le salir (personne n'avait le droit de s'y asseoir, même pas lui), qu'on ne pose rien sur la table basse en merisier pour ne pas la rayer, qu'on ne fasse aucun bruit avec les couverts en mangeant et. que nos cheveux soient courts et propres parce qu'il n'avait pas fait fortune dans le yaourt pour que les gens disent qu'il a des enfants beatniks.

Lorsqu'on voulait lui parler de nos problèmes, il nous répétait immanquablement qu'on n'était pas les premiers ni les derniers et qu'il ne fallait donc pas venir l'emmerder avec ça. Si on insistait trop, ou si on posait par erreur un blouson sur l'accoudoir du canapé, par exemple, il nous donnait une baffe ou un coup de pied. Pour les erreurs plus lourdes (un trait de feutre sur un mur ou une crise de nerfs à table), il fallait vite baisser la tête car notre père avait la foudre dans les poings.

Malgré tout, c'était mon papa, celui qui avait propulsé un peu de lui dans le ventre de ma maman pour faire une boule qui sortirait neuf mois plus tard en gigotant et se mettrait aussitôt à vivre dans le monde – moi. C'est pourquoi j'aimerais le décrire plus longuement, pénétrer gentiment son âme, m'attarder sur des aspects plus secrets et plus touchants de sa personnalité, mais ce n'est pas facile. Vu sous toutes les coutures, Willy Colas était un âne.

Ma sœur, elle, m'a toujours appelé Toto. Simplement pour ne pas confondre, car elle a fini par obtenir de ma mère son hamster mâle et a réalisé son rêve de petite fille (et celui du facteur) en le nommant Titus. J'aimais bien ma sœur Anna. Parce qu'elle était une compagne de douleur attentive et compréhensive (qualités rares au sein de la cellule familiale), parce qu'elle réussissait si bien le kir que ma mère préférait faire appel à elle quand elle ne distinguait plus le verre de la bouteille (de cinq ans mon aînée, elle était en outre bien plus costaude que moi et donc plus apte à redresser maman – au moins pour l'asseoir – quand celle-ci s'effondrait dans la cuisine en poussant un râle de vache blessée), enfin parce que c'était une fille et que j'ai toujours préféré les filles aux autres.

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