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À douze ans, deux jours après la mort de notre mère, Anna a quitté la maison en courant. Sur le moment, mon père m'a expliqué qu'elle n'était ni la première ni la dernière à faire une fugue et que la police nous la ramènerait avant qu'elle n'ait eu le temps de dire ouf (comment ne se doutait-il pas, ce crétin, qu'elle avait dit ouf à peine la porte claquée derrière elle?), mais les flics n'ont pas dû la chercher avec beaucoup d'ardeur, ou plus probablement elle a trotté vite et s'est bien cachée dans des trous de souris, car six ans plus tard, à l'âge où l'élastique est enfin coupé, elle n'était toujours pas rentrée se débarbouiller et engloutir une bonne soupe. Je me demande comment elle a fait pour s'en sortir.

Je restais avec mon père, autant dire avec un bouc stupide et hargneux dans une cage de zoo. Il a fallu que j'attende plus de dix ans, que je ne pose mes mains et mes pieds qu'aux rares endroits autorisés dans la maison pendant plus de dix ans, que je me fasse régulièrement massacrer le crâne (souple, quand on est jeune) pendant plus de dix ans avant qu'un tracteur conduit par l'ivrogne du village (titre fort convoité, laissé vacant par ma mère) ne l'emporte à la fleur de l'âge, pas trop tôt. Écrasé, pressé comme un gros pigeon sous la roue énorme, Willy Colas fut enlevé toutes tripes dehors à l'amour des siens dans l'indifférence générale – en tant que seul sien, je n'allais pas jouer la comédie. Va au diable, et passe-lui le bonjour de Frank.

Ça tombait bien, je venais d'avoir dix-huit ans, j'étais beau comme un enfant, fort comme un homme. Miette, Frank, Toto: terminé. Titus Colas attaquait le monde. J'ai pris le train de Strasbourg jusqu'à Paris. Ensuite, j'ai cherché en vain ma sœur dans l'annuaire, dormi quelques semaines chez un travelo qui m'aimait bien et ne me touchait pas, trouvé du boulot, un studio facilement – et quinze ans plus tard je vivais dans un autre arrondissement, je travaillais mieux et avais des souvenirs de toutes sortes avec des filles passées vite. Je ne sais pas pourquoi je ne suis pas tombé amoureux d'elles, mais je pense qu'un bon technicien pourrait trouver une explication en se creusant la cervelle. J'étais depuis le départ un être solitaire, disons, c'est le plus simple. Ce que ni les chercheurs ni moi-même ne comprendrons jamais, en revanche, c'est pourquoi, après avoir croisé tant de filles aux physiques si différents, approché tant de filles aux comportements si variés, pourquoi, lorsque je me suis assis au Saxo Bar, un dimanche à la fin du mois de juin, et que j'ai vu celle-ci qui lisait un roman de Bukowski devant un café, un verre d'eau et son paquet de Gitanes filtre, serrée dans un anorak bleu marine et rouge aux manches trop courtes, un petit chapeau de maçon enfoncé sur la tête, lorsque j'ai aperçu cette fille à l'air si réservé, pourquoi suis-je tombé sur une banquette, la bouche ouverte? Il n'y a pas de raison à cela. Ce n'est ni son visage (je n'ai même pas pensé à me demander si je la trouvais jolie) ni son livre (je n'avais jamais rien lu de Bukowski, je savais juste qu'il avait bu du vin blanc à Apostrophes) ni sa tenue (l'anorak rouge et bleu des années 70 ne m'émoustillait qu'à moitié). Ce n'est rien et pourtant j'avais envie de lui sauter dessus – et pas seulement pour lui écarter les jambes. Une envie irrépressible de la prendre dans mes bras. C'est con, ces histoires de coup de foudre.

Elle lit à deux tables de moi, ce premier dimanche au Saxo Bar, un peu amère et grave, coincée dans son anorak à dix francs, le teint pâle. Une fille lointaine, sous son petit chapeau de maçon bleu, à qui on n'oserait pas adresser la parole. Je la regarde sans me gêner, comme face à une affiche, simplement parce que je ne peux rien faire d'autre. Tourner les yeux vers le vieil Henri qui trempe le bout de son nez dans son Ricard ou vers le couple qui baigne dans la salive à côté du billard ne m'intéresse pas. Je n'y songe même pas, pas plus qu'on ne songe à se demander si l'on n'a pas un petit bouton sur la joue quand on vient de se faire arracher une main. Mais je ne vois pas ce que je vais pouvoir faire avec elle, comment réagir avec cette main arrachée. Je débute en amour, je n'ai jamais ressenti ce truc qui fait tout disparaître autour. Je ne me vois pas l'aborder comme la première venue – ni me lever et partir, bien sûr. Alors j'attends. Accoudé au comptoir, Denis qui voit ma tête se retient pour ne pas rire (Denis est un drôle de bonhomme qui passe sur terre comme un philosophe cleptomane dans un supermarché – c'est pour lui que Blondie a écrit sa chanson la plus connue, «Denis», un matin où il s'est réveillé chez elle, à New York – «Denis, Denis, I’m so in love with you, Denis, Denis…»). Je hausse les épaules et secoue la tête en le regardant, la bouche déformée, pour lui indiquer que je pourrais être attiré par n'importe qui en France sauf par cette créature anormale. Son sourire s'élargit. Renonçant à essayer de le convaincre, je tourne de nouveau la tête vers la nouvelle venue et l'observe. Elle a des mains, des oreilles, une bouche, un nez, un petit bouton entre la narine gauche et la joue, des seins pas très gros (mais l'anorak tasse, j'espère), un long cou, de beaux sourcils, des yeux ailleurs.

Soudain, lisant, son visage fermé s'ouvre, comme si on avait appuyé sur un interrupteur quelque part vers sa cheville. J'écarquille les yeux pour participer à son réveil et, de son côté, plongée tout entière dans son livre elle se met à rire. Naturellement, librement, comme rient les gens qui se savent seuls. Je vois là l'occasion de faire un premier pas vers la liaison amoureuse: je tente un gloussement en écho (je partage ton plaisir, je suis là, je communie, jette un coup d'œil vers moi, tu vas voir). Mais je rate mon coup et produis à peu près le son d'un mouton qui vient d'avaler un caillou caché dans l'herbe. Elle tourne tout de même la tête vers moi (n'importe qui aurait réagi de la même manière, ne serait-ce que pour s'assurer que j'allais bien) et me dit gentiment:

– C'est drôle, ce livre.

Ça compte, la première phrase. Même si ça ne veut pas dire grand-chose. Je la regarde, béant. Comment imaginer, alors que j'ouvre la bouche comme un jeune homme devant cette fille que je ne reverrai jamais (car il ne faut pas rêver), que quelques jours plus tard à New York elle grognera sur le parquet, le corps en sueur et les jambes tremblantes: «J'aime baiser le matin, ça me tue»? Cette personne insolite en anorak trop court est devant moi, étrangère et close, et quelque temps plus tard je serai à genoux devant elle, couvert de son sang de l'autre côté de l'océan, elle me sourira en reprenant son souffle. C'est troublant. Il vaut mieux penser à autre chose.

Alors que je crois la conversation lancée («Ça parle de quoi, ce livre qui est drôle?», rien de plus simple, je vais le dire tout de suite, attends deux secondes), elle se lève comme si elle n'avait rien dit, elle se lève à la manière de la girafe dans la savane et se dirige vers les chiottes. Elle est grande. Elle porte la jupe la plus laide que j'aie jamais vue (et pourtant je suis déjà allé en Allemagne), un truc en velours noir avec une bande de dix centimètres de large cousue en bas pour arriver sous les genoux, dix centimètres de grosses fleurs rosés et bleues sur fond blanc; elle porte aussi des mi-bas qui lui couvrent les mollets jusqu'en haut, des mi-bas en nylon marron transparent, comme dans les cauchemars, et des bottes de cuir grenat probablement rachetées à prix modique à Miss Roumanie 73. Le dieu du mauvais goût peut dormir tranquille, il est bien représenté sur terre.

Mais en dépit de cette tenue épouvantable, sur le chemin qui mène aux toilettes elle marche comme la reine de la planète. La reine des dames, la reine des putes. Les bras le long du corps, les reins cambrés, les épaules sûres et gracieuses, la tête au-dessus du monde. Je ne respire plus, je n'ai jamais vu quelqu'un se déplacer avec autant d'élégance et de noblesse simple (pourtant je suis déjà allé en Egypte).

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