– Bon, au revoir.
Olive lève vers moi ses yeux animaux et me sourit comme si elle avait envie de me manger. Ou comme si elle voulait que je l'aide. Ah je ne devine rien, ça m'énerve.
Elle va partir. Que ce soit moi qui m'en aille, d'accord, je peux rentrer les yeux sur le trottoir et me dire que je suis un pleutre, un veau lobotomisé qui ne sait pas saisir la seule chance qui lui sera jamais offerte et continuera à chercher l'amour comme à colin-maillard, en rigolant et en courant partout les bras tendus parce que ça occupe («Ha ha, non, ce n'est pas elle, que je suis bête, ha ha!»), à se péter la tronche tout seul dans des bars et à grimper de temps en temps sur des filles consentantes en ahanant jusqu'au bout de la vie – jusqu'à ce que la fatigue le terrasse, jusqu'à ce qu'il crève sur sa dernière conquête en poussant un râle pathétique et soit englouti par le globe glouton -, je peux me défiler, je peux faire semblant de ne pas la voir et repartir l'air de rien comme un couillon de chasseur de yeti qui a peur de le trouver (qu'est-ce qu'il va en faire, et qu'est-ce qu'il va devenir, lui, ensuite?), mais au moins c'est moi qui me défile. C'est toujours un geste. Tandis que là, ça fera trois fois qu'elle part et que je reste tétanisé: j'ai l'impression irritante (acide dans le ventre) de laisser passer quelque chose sans rien faire.
– Attendez…
Je ne sais pas comment il faut agir lorsqu'on est amoureux. Attendez. (Je n'ose même pas songer à ce qu'il faudra faire ensuite, quand nous formerons ce COUPLE dont je rêve depuis tant d'années (que dire pendant qu'on dîne à deux dans la cuisine? («Qu'est-ce que tu as fait aujourd'hui, à peu près pareil qu'hier?», «Figure-toi qu'on a reçu la facture d'EDF, c'est le même prix que d'habitude, grosso modo», «Il est bon, ce melon, tu sais vraiment bien les choisir», «Tu ne dis pas grand-chose, ça va?») Comment réagir si un soir elle a envie de se coucher plus tôt que moi? (Regarder la télé?) Comment trouver des trucs originaux pour continuer à baiser de manière enivrante et spectaculaire au-delà d'un mois? (Trente jours, à raison de deux fois par jour, ça fait soixante fois, il y a tout de même de quoi se lasser (déjà après cinq ou six, j'ai du mal à garder mon enthousiasme initial…) – alors cent fois, huit cents fois, trois mille fois? Non, je n'arriverai jamais à l'intéresser trois mille fois.) Comment ne pas se cogner quand on veut passer en sens inverse par une même porte de l'appartement? Où se mettre quand elle passe l'aspirateur? À quel moment passer l'aspirateur pour ne pas trop la déranger? Et surtout, que faire pendant qu'elle lit dans le salon? (Marcher de long en large dans la pièce, l'air pensif? Prendre un bain qui dure jusqu'à ce qu'elle ait terminé, en poussant de petits soupirs d'aise à l'occasion pour bien lui montrer que si je suis là ce n'est pas pour m'occuper coûte que coûte le temps de sa lecture mais bien parce que c'est l'un de mes hobbies, le bain? Aller dans la chambre et faire semblant d'avoir quelque chose de très prenant à y faire? (faudra-t-il que j'apprenne à construire des maquettes de bateaux?))), je ferais bien de ne pas songer à tout ça, mais pour l'instant je ne sais même pas comment m'y prendre pour le former, ce COUPLE dont je rêve depuis tant d'années – et ça, je ferais bien d'y songer comme un bolide parce que je viens de dire «Attendez…» et qu'elle me regarde, comme j'aurais dû le prévoir, mais maintenant d'un œil bizarre (je dois avoir l'air très concentré, voire crispé (je panique))). Quand on voit dans un bar une jolie fille – qui par exemple a des fesses remarquables – et qu'on veut la niquer avant le lever du soleil, je sais ce qu il faut faire. Quand dans un bar on voit une fille très sympathique en apparence et qu'on aimerait la connaître davantage (et pourquoi pas la niquer avant le lever du soleil), je sais aussi ce qu'il faut faire. C'est facile, c'est à la portée de tout le monde (d'ailleurs tout le monde le fait, sans se casser la tête à chercher une méthode plus noble ou plus artistique qui ne ferait que compliquer inutilement les choses et retarder la manœuvre – or le soleil se lève tôt): pour la dompter et la posséder rapidement, il suffit de considérer la femme comme une bête. Je ne suis pas misogyne, c'est simplement une astuce pratique – dès qu'on l'a niquée, on peut de nouveau considérer la femme comme un être humain. Et de toute façon, c'est également valable en sexe inversé: les femmes peuvent employer la même technique si elles veulent, ça ne dérangera pas grand monde. Mon oncle connaît la vie:
«La femme est une bête. Dans un premier temps, il s'agit de l'approcher. Elle est assise seule dans l'ombre, elle rumine. L'homme doit avancer doucement vers elle et non pas comme un dragueur qui vient de repérer la bonne affaire et fonce dessus comme l'éclair par crainte qu'elle ne lui échappe. Il convient tout de même d'afficher une certaine confiance en soi, de ne pas avoir peur: sinon, elle le sent. Il s'assoira de préférence à la table voisine de la sienne. Au bout de cinq à six minutes (nécessaires pour qu'elle s'habitue à sa présence), il pourra engager délicatement la conversation. Pour cela, il n'oubliera pas que lorsqu'on donne du sucre à un cheval, un âne ou un lama, la main doit être bien à plat. Afin d'éviter de se faire mordre, il lui faut donc ne présenter aucune aspérité – rester sobre, neutre, c'est-à-dire ne pas parler de lui. Par conséquent, ses premiers mots seront inspirés par elle et seulement par elle. Le collier qu'elle porte, l'air triste ou ennuyé qu'elle arbore, le livre qu'elle lit, le dragueur suffisant et borné qui l'a entreprise un quart d'heure plus tôt, le curieux breuvage qu'elle a commandé, de nombreux sujets font l'affaire. Une fois la discussion lancée, tout s'enchaîne facilement. N'importe qui sait plus ou moins discuter de choses banales. (Et pour s'asseoir plus près d'elle, il aura suffi à l'homme, en allant chercher un verre, de demander discrètement au barman de monter la musique, puis de prétendre qu'il n'entend pas bien ce qu'elle lui dit – ce qui est fort regrettable car ce qu'elle lui dit est captivant.)
«Lorsqu'il sent la femme apprivoisée, l'homme va tenter de la mener au restaurant. Se rappelant que l'on mène le taureau où l'on veut grâce à un anneau passé dans ses narines (son point faible), il lui passera un anneau dans l'estomac. Son allié le barman viendra déposer devant eux quelques olives et quelques cacahuètes (pas trop, il ne faudrait pas qu'elle cale avant l'heure). Ainsi mise en appétit, tenue par le ventre, elle sera plus réceptive lorsque, après avoir jeté un coup d'œil à la pendule et paru hésiter un instant sur la suite du programme, il lui demandera d'une voix distraite: "Ça te dit, d'aller manger un truc quelque part?" Elle a faim, elle se rend compte que si elle refuse il n'en fera pas une maladie (car à son ton elle devine qu'il lui propose cela uniquement pour avoir un peu de compagnie en mangeant (comme devant la télé)), elle comprend donc qu'il n'a pas l'intention de la niquer avant l'aube, et puisqu'elle a déjà un peu grignoté avec lui, elle ne voit aucune raison valable de ne pas poursuivre en tout bien tout honneur. Elle suit l'homme au restaurant, la pauvre.
«À table, il doit rester fidèle au principe de la main bien à plat. Parler de lui le moins possible, lui poser de nombreuses questions sur elle (les gens adorent parler d'eux et en ont rarement l'occasion) et se montrer d'accord sur tout ou presque, non seulement parce que le rebrousse-poil n'a jamais enchanté quiconque, mais également pour qu'elle pense quelque chose comme: "C'est incroyable, nous avons les mêmes idées sur tout. Il y a là quelque chose de presque… surnaturel. Non, j'exagère, mais enfin le hasard n'existe pas." Elle parle d'elle, elle parle d'elle, elle lui ouvre son cœur – la moindre des choses est qu'il lui ouvre au moins sa porte en échange. Bientôt.
«Il glissera de temps à autre dans la conversation quelques remarques à caractère sexuel (avec tact et modération, cela va de soi), afin d'ouvrir l'esprit de la femme à la chose – il citera de préférence les goûts particuliers, les aventures ou les déboires génitaux d'autres personnes, pour ne pas s'impliquer lui-même dans ces histoires de vice. Cette infiltration insidieuse joue à peu près le même rôle que les olives: elle enclenche le processus. Sous peu, c'est elle, émoustillée, qui tiendra absolument à le niquer avant l'aube. Et même si un reste de lucidité la prévient qu'il n'est peut-être pas l'homme idéal et que si ça se trouve il cherche juste à la mettre sur le dos et à la secouer jusqu'au lever du soleil, il sera trop tard pour reculer car ce sera mieux que rien; elle balaiera ses réticences d'un battement de paupières. Lorsqu'on veut récupérer le sperme d'un étalon précieux et délicat, on lui fait d'abord flairer une belle jument. Il frémit, il entre en transe et se met à bander comme un taureau, si on peut dire. Puis, pendant qu'on lui fait faire un petit tour (il se demande bien pourquoi, il n'a qu'une seule idée en tête), on remplace sa partenaire idéale par une fausse jument, une carcasse métallique recouverte de mousse sous laquelle est fixé le récipient qui recevra sa semence. Il s'aperçoit bien qu'on est en train de le berner, il n'est pas fou, mais il est trop tard pour chipoter. Le désir est en lui, maintenant il faut que ça sorte. Alors il grimpe sur la pseudo-jument et se soulage vite fait, en se disant qu'une carcasse métallique recouverte de mousse, c'est toujours mieux que rien. La femme réagira de la même manière.