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– Oui, j'écoute. Merci Agnès, passez-la-moi. Allô? Oui, bonjour madame. Que puis-je pour vous? Oui… Bien. Comment ça? Attendez, attendez. De quand datent vos dernières règles, madame? Vos règles, oui. Vous ne savez pas? Grosso modo, disons. Non? Vous… Pardon? Vous êtes enceinte depuis sept mois? Ah mais dans ce cas-là ça change tout. Où est le hic, alors? Que dit votre médecin? Vous… Quoi? Vous voulez dire que vous n'avez consulté personne depuis que… Non, je sais bien que ça se voit, que vous êtes enceinte. Ce n'est pas la question. Vous n'avez pas pensé à vous faire suivre par quelqu'un? Mais non, je ne dis pas qu'il y a un problème… Je n'ai pas dit ça, non. Enfin tout de même… Vous n'avez pas passé une échographie, rien? À sept mois, ce n'est pas très sérieux, ma bonne dame. Écoutez, il faut vite vous rendre dans une clinique et… Vous n'aimez peut-être pas les hôpitaux mais… Bon, d'accord, d'accord: Voyons, passez me voir demain à dix heures, on va discuter tranquillement de tout ça. Pardon? Non, dix heures du matin, bien sûr. Je ne… Allô? Allô?

Il repose le combiné, le fixe un moment d'un air las, puis dodeline tristement de la tête, soupire et pose sur moi le regard de celui qui en a vu d'autres mais ne comprend toujours pas ce qui amuse tant cette chienne de vie.

– Elle a raccroché. Il y a de la misère et de la douleur dans ce monde, vous savez, monsieur Colas. Je ne vous raccompagne pas, ne m'en veuillez pas. Vous connaissez le chemin.

Je le salue en le regardant au fond des yeux, reconnaissant et admiratif, et quitte son bureau avec la créature qui m'habite depuis moins de sept mois j'espère. Dans le couloir, je l'imagine en train d'allumer une Lucky, d'ouvrir l'un des gros tiroirs de son bureau et de s'envoyer une longue rasade de Jim Beam. En passant près de sa secrétaire, je la vois d'un autre œil. Je sais ce qu'il y a sous sa jupe: un porte-jarretelles et des bas, un boxer de satin, forcément. Au fond de moi, le ver opine énergiquement de la tête.

Je vais acheter mes armes dans une pharmacie et avale aussi sec le premier cachet – je n'ai rien mangé ni bu depuis le réveil (en revanche, j'ai absorbé pas mal de choses hier soir, les conditions de combat ne sont donc pas idéales, mais je me vois mal attendre demain pour entamer la procédure d'expulsion). Il est seize heures dix. À dix-huit heures dix, j'assènerai donc le coup de grâce. En attendant, nous allons marcher n'importe où dans la ville pour ne pas penser au drame qui se noue (ou se dénoue, plutôt) dans mes entrailles.

Nous passons presque par hasard devant le Saxo Bar et je jette un œil à l'intérieur. Il n'y a pas grand monde. Thierry et Chang jouent aux cartes, Taouf lit le journal, Pedro joue du pinceau sur la fresque murale qu'il a commencée voilà plus de huit mois, Olive discute avec Denis au bout du comptoir. Elle porte une combinaison noire à manches longues, en tissu synthétique élastique et brillant, dont le bas du pantalon est rentré dans de hautes bottes rouge vif. Elle ressemble à un agent secret des années 60 spécialisé dans l'intervention rapide et les missions risquées. J'entre et dis bonjour à tout le monde. Au sempiternel «Ça va?», Denis répond:

– Moi oui. Elle non, apparemment.

Quand je tourne les yeux vers elle, elle incline la tête sur le côté avec une petite moue. Elle est toujours aussi massacrée, bien sûr, et toujours aussi belle. Je ne pose pas de questions, je ne veux sans doute pas savoir ce qu'elle vit avec l'autre. D'ailleurs je ne reste que très peu de temps car au moment où le patron Nenad est venu me saluer, je me suis souvenu que je ne devais rien ingurgiter entre les deux cachets. Or passer du temps dans un bar sans boire m'est impossible. Quand je la quitte, Olive me presse brièvement la main au passage, fort. Je la regarde. Ses yeux sont faibles, implorants.

Ils ne disent pas: «Pardonne-moi, j'ai fait une erreur, laisse-moi revenir en arrière.» Ils ne regrettent rien, ils n'évoquent ni remords ni soumission. Ils disent seulement: «Aide-moi.» Électrifié entre ses yeux et ses doigts, je me sens parcouru d'une onde d'amour fulgurante et je presse moi aussi sa main en réaction, fort.

Mais dès que je reviens sur le trottoir, je regrette ce geste. Qu'est-ce qui m'a pris? Je ne vais pas repartir dans une histoire avec elle dans le seul but de l'aider, de la remettre sur pied. Je ne suis plus amoureux d'elle. Si je souffre en la voyant, ce n'est pas à cause de notre séparation. C'est une personne que j'aime, et la voir dans cet état me fait mal. Je n'aurais pas dû serrer sa main. J'espère qu'elle ne l'a pas mal interprété.

Jusqu'à dix-huit heures dix, nous marchons n'importe où sauf rue de La Jonquière. Je contemple toutes les jolies filles que nous croisons, dans l'espoir d'oublier ce qui vient de se passer avec Olive. Je commence à sentir des remous dans mon ventre. J'avale le deuxième cachet et nous rentrons précipitamment chez moi pour attendre dans l'angoisse la conclusion, annoncée comme explosive, de cette offensive chimique. Mais il ne se passe rien de déterminant, je n'ai pas encore envie d'aller sur la tombe de mon invité – j'essaie une fois, sans autre résultat que des tremblements et des palpitations de terreur. Pourtant, la douleur est de plus en plus vive. La guerre fait rage à l'intérieur, le ver se débat courageusement.

A une heure du matin, nous allons nous coucher.

Je suis réveillé à l'aube (la vraie, cette fois) par des contractions violentes. Il jette toutes ses forces dans la bataille, c'est le ViêtNam dans mes intestins. Il faut agir vite et oublier la peur. Je bondis hors du lit, bute contre une chaise et me casse la gueule car je dors encore, repars à quatre pattes sous l'œil affolé de mon chat qui s'est réfugié dans un coin et couche les oreilles, me redresse en franchissant la porte de ma chambre et pénètre le cœur battant dans la salle de bains. J'ai le temps d'apercevoir mon reflet dans la glace de la petite armoire, je ressemble à Stallone aux moments critiques de Rambo. Je suis sur le point d'envoyer l'ennemi au diable lorsque la voix du détective généraliste me revient à l'esprit. Négligeant toute prudence, je me précipite dans le salon en serrant les fesses, allume la chaîne et renverse la moitié des compacts par terre en voulant les passer en revue un à un. Je m'énerve. C'est le seul que je ne trouve pas, comme par hasard! Je vais devenir fou, je grogne comme une bête, éparpille furieusement les disques autour de moi et mets enfin la main sur celui que je cherche, à l'instant où le nécessaire allait l'emporter sur le beau.

Le jour se lève derrière les fenêtres et les premières notes du Requiem de Mozart retentissent dans l'appartement.

Je retourne en zigzaguant vers les toilettes, m'assieds en catastrophe et ferme les yeux. Nous laissons le destin faire le reste.

La musique va réveiller tous les voisins.

Sous moi, c'est l'apocalypse. Je ne pense plus à rien.

Lorsque je sens que tout est terminé, je vide un rouleau de papier Lotus pour sortir intact de ce duel à mort, laisse tomber pathétiquement les feuilles rosés sur le cadavre de mon adversaire, me relève les yeux toujours fermés, baisse le couvercle et tire la chasse.

C'est ainsi qu'a été emporté mon ver. Il a péri au petit matin, avec les honneurs. Le grand Requiem emplit tout l'immeuble. Debout devant la cuvette, je me sens enfin seul. J'ose à peine le dire, mais je suis triste. Je l'ai tué.

Je vais me recoucher solitaire, dors profondément six heures et me lève de bonne humeur. La vie recommence, je ne vais pas m'apitoyer sur la mort d'un ver qui me dévorait la flore intestinale. Ce soir, mardi 21 juillet, j'ai rendez-vous avec une jeune catholique qui semble enfin prête à succomber à la tentation. Le Seigneur se chargera ensuite de remettre cette brebis égarée sur le droit chemin, c'est sa passion.

Dans l'après-midi, je passe au Saxo pour me venger d'hier et célébrer mon intégrité retrouvée. Je bois quatre whiskies d'affilée, on me demande d'un bout à l'autre du comptoir ce qui me rend si jovial (Thierry, Youssef, Lucie, Anne-Catherine, Henri, Jacky, Nassima et Lenda veulent savoir) et je ne sais quoi répondre. Je me contente de sourire niaisement et de payer des verres à tout le monde. Je n'ose pas leur avouer que je fête le décès de mon ténia – je tiens à garder une certaine image ici. De toute manière, je mentirais en leur disant que c'est la seule raison de ma soudaine gaieté. Je sais bien qu'il y a autre chose. Mais quoi? Je n'en ai aucune idée, pour l'instant.

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