Olive, que je connais à peine, est en train de faire cette chose à moins d'un mètre de moi, en toute simplicité. Elle regarde droit devant elle ou tourne la tête vers moi pour me sourire, comme si je n'étais pas là, ou plutôt comme si c'était moi qui faisais cette chose. Bien que je lui voue un amour immense et clair et pur (je n'ai déjà plus aucun doute quant à la nature et à l'ampleur de mon sentiment pour elle – je ne traîne pas, c'est ma particularité (il faut dire qu'à force d'être rapide, justement, j'ai perdu beaucoup de temps depuis ma naissance)), bien qu'elle soit à mes yeux aussi terrestre qu'une chèvre est cosmique, la voir chier ne me choque pas. Ça ne me procure pas non plus une érection immédiate et douloureuse, mais enfin ça ne me trouble pas plus que si elle se mouchait ou se lavait les dents, comme moi en ce moment. Si, d'ailleurs. Elle est assise nue et cristalline sur la cuvette: ce mélange de saleté et de beauté me fascine.
Elle refuse le café que je lui tends cinq minutes plus tard, mais ne se sauve pas tout de suite au bar. Elle veut savoir si elle peut prendre une douche d'abord.
– Oh mais oui, bien sûr.
Depuis notre réveil, je me posais la question inconsciemment (du moins sans vraiment oser me l'avouer). La réponse, en revanche, je me la répète plusieurs fois: oui, oui, elle se lave, oui, elle se lave, elle se lave, c'est une bonne chose, ouf. Et elle ne se lave pas à moitié: j'entends couler la douche pendant plus d'une demi-heure.
Le téléphone sonne. C'est mon amie Puppinck, qui écrit des livres. Une timbrée intelligente et drôle, dont j'ai le plus grand mal à me convaincre qu'elle a plus de dix ou onze ans. Elle me demande de mes nouvelles, m'en donne d'elle et de ses enfants, et veut savoir si je peux venir dîner dimanche soir dans son jardin à Joinville, avec quelques amis à elle. Je lui réponds que je ne sais pas, qu'il faut que j'en parle à ma fiancée. Elle reste muette durant plusieurs secondes, n'en croyant pas son oreille, puis:
– QUOI?
Je lui explique que tout arrive (ce qu'elle comprend facilement, car ce n'est pas une découverte), même aux plus engourdis d'entre nous, et que je suis soudain pris d'un bel amour pour une jeune et grande blonde qui lit beaucoup, mange beaucoup, voyage beaucoup, danse beaucoup, dort beaucoup et baise beaucoup (Olive vient d'entrer dans le salon mais, curieusement, je ne suis pas gêné d'avouer devant elle l'état d'euphorie romantique dans lequel elle me propulse- je ne dis pourtant jamais ce que je pense face aux personnes concernées (je ne pourrais dire exactement dans quelle mesure, et cela paraît sans doute assez simpliste, mais depuis la scène «Amour et Nature» dans la salle de bains, tout à l'heure, il me semble que quelque chose s'est débloqué entre nous – la trivialité de la cause n'ayant pas d'incidence sur la valeur de l'effet -, qu'une mince paroi vitrée s'est désintégrée et que nous pouvons désormais tout dire et tout faire sans aucune crainte, sans aucune réserve – ce n'était qu'une histoire de chiottes, mais voilà)).
Après s'être longuement étonnée et même émerveillée de ma nouvelle situation sentimentale (pourquoi, sur le formulaire des impôts par exemple, ne nous demande-t-on que si l'on est marié, divorcé, célibataire ou veuf? – je serais tellement fier de pouvoir enfin cocher la case «Amoureux»), Puppinck m'apprend qu'elle vient de commencer un nouveau roman. Depuis de nombreux mois, elle errait dans les plaines brumeuses de l'indolence, de l'inertie, de l'indécision. À mon tour, je me réjouis pour elle.
Tandis qu'elle me parle d'innombrables projets avortés, je vois Olive qui prend des cachets, de deux sortes différentes, ainsi que des gouttes qu'elle dilue dans un verre d'eau. Malgré moi, je fronce les sourcils.
Qu'est-ce que c'est? Je lui poserai la question dès que j'aurai raccroché. Elle est fatiguée? Anémique? Fiévreuse? Elle me répond que ce sont des médicaments qu'elle prenait lors de son long séjour en psychiatrie, au début de l'année. Elle ne sait même pas vraiment de quoi il s'agit, des antidépresseurs, des anxyolitiques ou des antidélirants, mais elle ne doit pas arrêter le traitement. «Sinon je déraille et je pète les plombs.»
Je la regarde avaler le verre d'eau à petites gorgées, cette histoire finira mal, et je demande à Puppinck quel est le sujet de son livre. Elle m'explique qu'elle vient à peine de commencer, qu'elle sent que cette fois elle va poursuivre mais qu'elle ne sait pas vraiment dans quelle voie ni ce que ça donnera. Elle me raconte la première scène: c'est une jeune femme qui roule sur une nationale en pleine campagne, seule dans sa voiture. Elle écoute de la musique classique et fume une cigarette. Elle aperçoit quelque chose qui bouge à gauche de la route, elle va trop vite pour se risquer à freiner, elle écrase un lapin.
L'après-midi, je me rends chez le dentiste. Je suis déjà allé quelques fois chez lui (quand j'ai emménagé dans le quartier, je l'ai choisi comme le médecin à qui j'ai montré ma bite douteuse: c'est la première plaque de dentiste que j'ai trouvée sur mon chemin) mais je n'y suis pas retourné depuis des lustres. C'est un dingue. Un jour, je suais de panique dans la salle d'attente (aller chez le dentiste n'est pas mon hobby – je suis un marginal) quand j'ai entendu des hurlements de femme qui provenaient de son cabinet. Aussitôt, il s'est mis à réciter, d'une voix puissante et incantatoire, une voix de possédé: «Notre Père qui es aux cieux, que ton nom soit sanctifé, que ton règne vienne, QUE TA VOLONTÉ SOIT FAITE SUR LA TERRE COMME AU CIEL!!!»!! déclamait la prière de plus en plus fort pour couvrir les cris épouvantés de la malheureuse, qu'il devait fermement maintenir clouée sur le siège. Quelques minutes plus tard, par la porte entrebâillée, je l'ai vue passer dans le couloir, voûtée et cacochyme. C'était une bonne sœur. Une autre fois, il a commencé à me dévitaliser une dent (le genre de travail au cours duquel on peut difficilement faire machine arrière) parfaitement saine. Une dent qui ne m'avait jamais rien fait – mais voisine immédiate, je dois à l'honnêteté de le reconnaître, de celle qui me tourmentait. Il a tout de même eu la lucidité de s'excuser: «Oh je suis désolé…, Mais vous savez, une dent dévitalisée, c'est toujours une dent de moins qui risque de vous faire souffrir. Mieux vaut prévenir que guérir, comme on dit. Je ne vous facturerai pas cette petite erreur, allez. Il ne faut pas trop m'en vouloir si je n'ai pas vraiment la tête à ce que je fais, je pars en vacances ce soir.»
J'entre dans la salle d'attente aussi détendu que d'habitude – je tremble, je suis vide, tous mes nerfs sont regroupés au fond de moi en petite pelote peureuse, sur la défensive. Je bredouille un bonjour général (les gens passent leur vie à se croiser sans se voir, à se lancer des œillades méfiantes dans le meilleur des cas, mais si on ne salue pas en entrant chez un médecin ou un dentiste, si on ne salue pas ses compagnons d'infortune, on passe immédiatement pour asocial et haineux) et je me glisse comme un lépreux jusqu'à une petite chaise en bois peint, avec cet agaçant sentiment de honte et de décalage que j'ai toujours en pénétrant dans ces endroits-là.
Trois personnes passeront avant moi: un vieux Chinois bourré de tics qui lit fort consciencieusement Cuisine actuelle; une femme dramatiquement abattue, qui doit avoir trente ans mais en paraît quarante-cinq (les cheveux ternes et secs, les yeux dévastés, les seins pendants et les jambes lourdes, elle fixe hypnotiquement le lino à deux pas devant elle) et dont les deux gosses depuis longtemps livrés à eux-mêmes, sales, braillards, psychopathes, déchirent rageusement les pages des albums pour enfants posés sur la petite table de plastique rosé qu'on trouve, sinistre et patiente, dans toutes les salles d'attente; enfin une Antillaise à peu près bicentenaire, antiquement triste, qui ne bouge pas plus qu'une statue de Mathusalem et qui, au vu de sa bouche fossile entrouverte, semble avoir autant besoin d'un dentiste qu'un squelette d'un dermatologue.