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Réfléchissant à l'organisation du voyage, David rejetait d'emblée la banalité du jumbo-jet destiné au tourisme de masse. Une théorie sur la supériorité de la lenteur le persuadait qu'il valait mieux gagner Paris en huit jours qu'en huit heures. L'esprit hanté par des images de paquebots, il désirait connaître le glissement progressif du vrai voyage.

Encore fallait-il trouver une place sur un bateau. Les hôtels flottants reliant l'Amérique au Vieux Continent avaient disparu vingt-cinq ans plus tôt, livrés aux ferrailleurs avec les souvenirs de la French Line. Unique rescapé, le Queen Elizabeth ne naviguait pas à cette saison. David finit par trouver une cabine sur un porte-conteneurs, de New York au Havre. Il régla les formalités dans une agence et connut sa première désillusion: l'embarquement n'aurait pas lieu à Manhattan; il fallait se rendre vingt kilomètres plus loin, sur les quais de Newark, juste à côté des pistes de l'aéroport.

Le jour venu, David embrassa sa mère puis il descendit avec sa valise avenue B où l'attendait une limousine. Sous son lourd manteau d'hiver, le jeune homme portait un costume clair. Il était

coiffé d'un panama. Le véhicule suivit Houston Street. Le soleil déclinant projetait sa lumière dorée sur les murs de brique. Le vent froid de mars soulevait des lambeaux de plastique accrochés aux grilles des brocantes. Au croisement de Broadway, des vapeurs de chauffage urbain jaillissaient de la chaussée. Des corps marchaient, se croisaient, s'agitaient, sandwiches à la main. Leurs gobelets fumants répandaient partout cette odeur de café qui indisposa une dernière fois David. Quel manque d'élégance dans cette agitation fonctionnelle, sous ces entassements d'immeubles poussant au hasard. Plongeant sans regret dans le Holland Tunnel, il partait à la recherche d'une harmonie plus élevée.

Tout en l'instruisant sur la vie quotidienne au Chili, le chauffeur franchissait d'immenses ponts de fer suspendus, dominant les marais et les zones industrielles du New Jersey. Il finit par arriver devant le building de la compagnie maritime où le rendez-vous était fixé. Quand le jeune homme entra dans le bâtiment, tirant sa valise à roulettes, l'hôtesse d'accueil à gros seins, lèvres tartinées de rouge, observa avec étonnement ce touriste archaïque. Dix minutes plus tard, une voiture de service conduisait David vers le quai. Suivant une chaussée balisée, comme dans les aéroports, le chauffeur franchit plusieurs portails métalliques; il traversa un terre-plein couvert de milliers de conteneurs identiques. Enfin, le véhicule freina devant la coque rutilante du New Panama, une immense baignoire d'acier sur laquelle s'empilaient d'autres boîtes en fer, pleines de marchandises mystérieuses.

Au cours des nuits précédentes, David avait fait plusieurs fois le même cauchemar: il dérivait sur l'Atlantique à bord d'un rafiot délabré. L'équipage très alcoolisé lui jetait des regards salaces, avec la.complicité d'officiers corrompus. Torturé et violé par cette bande de sadiques en rut, il était finalement jeté en pâture aux requins. Lorsqu'il pénétra dans le New Panama, il eut plutôt l'impression de découvrir une entreprise de pointe, au personnel réduit et aux normes hygiéniques très strictes. Un homme de service lui fit visiter le bâtiment et le présenta au capitaine – occupé par l'installation du nouvel ordinateur chargé de gérer les mouvements du navire. La traversée devait durer six jours. Les déjeuners se déroulaient au carré des officiers. Pour les autres repas, des plateaux seraient servis en cabine. C'était tout.

Le seul frisson légendaire se résuma à une vue lointaine sur la pointe de Manhattan, au moment où le navire quittait Newark pour rejoindre l'océan. Le temps resta maussade pendant le voyage: des heures de roulis, d'épouvantables nausées, une attente infinie sur le pont où l'on souffre un peu moins qu'en cabine, le défilé crispant des nuages, la mer glauque et ces creux de vagues puants qui vous aspirent… Accroché au bastingage, David levait les yeux vers le ciel, guettant avec envie le passage d'un avion chargé de touristes.

Où sont les kakatoès?

La tempête cessa durant la cinquième nuit. Grimpant l'escalier au petit matin, David sentit un équilibre plus stable. Lorsqu'il émergea sur le pont, des nuages se déchiraient sous le bleu du ciel. Des oiseaux passaient en criant… Tournant la tête, le voyageur aperçut la côte française, longée par le navire depuis quelques heures. Plongeant comme un fou dans sa cabine, il ramassa plusieurs cartes terrestres et maritimes. Il se regarda dans la glace, arrangea ses cheveux comme s'il se préparait pour un rendez-vous important. Il accrocha une paire de jumelles à son cou puis regagna la passerelle, décidé à ne rien perdre de cette arrivée sur la terre promise.

À quelques milles s'étirait une falaise qui s'affaissait dans des vallées, des petits ports et de longues plages. Pointant ses jumelles, David reconnut l'architecture caractéristique des palaces et des casinos d'autrefois. Il déplia des feuilles de papier jauni pour identifier les bourgades normandes, confondues dans son esprit avec tant de références artistiques: Houlgate, ville de peintres à l'embouchure de la Dives, Cabourg et son Grand Hôtel où séjournait Marcel Proust. Le bateau glissait doucement sur l'eau. Pointant de nouveau ses jumelles, il crut reconnaître Deauville, station de plaisirs des Années folles; mais une accumulation de constructions non répertoriées le fit hésiter. Les anciennes demeures semblaient gangrenées par des paquets de lotissements; des marinas s'avançaient partout sur la mer. Peu après, le navire bifurquait à bâbord et s'engageait dans le chenal du Havre.

Passant d'une joie à l'autre, David se tourna vers la ville où avait grandi Monet, dans l'enchantement du ciel et de la mer. Mais il aperçut une vaste cité grise, posée sur cette côte comme un jeu de construction en béton armé. Des tours géométriques se dressaient dans le lointain, comme une réplique de Manhattan en modèle réduit. Un clocher d'église évoquait la silhouette de l'Empire State Building. Seules quelques villas juchées sur la colline, au-dessus de la plage, rappelaient qu'une autre ville avait existé.

Au loin, des torchères projetaient dans le ciel une fumée pétrolifère. David se rappela qu'à la fin de la Seconde Guerre mondiale, l'aviation anglo-américaine avait rasé Le Havre pour en expulser l'Allemand; mais il n'imaginait pas de si grands désastres qui se précisèrent encore à l'entrée du port. S'enfonçant entre deux grandes digues, le navire longea plusieurs bassins sans bateaux. Sur les quais abandonnés, on distinguait encore l'ancien débarcadère des paquebots où s'accrochaient des lettres rouillées: «le havre». Puis le New Panama continua vers des bassins plus lointains, surplombés d'élévateurs automatiques, le long de terre-pleins couverts de milliers de conteneurs identiques.

Les formalités de débarquement achevées, une fourgonnette déposait David devant un building administratif, à la limite du port et de la ville. Le premier bâtiment qu'il remarqua, sur le trottoir d'en face, était une station-service de la British Petroleum. Posant sa valise sur le trottoir, le jeune homme leva son chapeau et salua l'Europe. Puis il franchit le pont et s'enfonça sur un boulevard vers le cœur du Havre.

Les rues s'organisaient selon un plan rectiligne. Levant les yeux vers ces rangées de murs gris, David avait l'impression d'entrer dans un petit New York déserté par ses habitants. Les édifices proprets se succédaient. L'élan des tours plafonnait au dixième étage; au rez-de-chaussée, des vitrines d'agences bancaires alternaient avec les compagnies d'assurances. Des claviers numérotés contrôlaient l'accès des portes. David tenait, dans sa main droite, un ancien guide de la côte normande:

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