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– Mon chéri, je n'ai plus de Coca. Je me sens fatiguée. Veux-tu descendre chercher quelques bouteilles?

– J'y cours, chère maman!

Sur l'écran, Grincheux attendait en position de «pause». La femme aux traits tirés regarda plus intensément son fils:

– Chère maman, c'est un peu ringard! Pourquoi ne m'appelles-tu pas par mon prénom? Rosemary, ce serait plus sympa!

– Vous avez raison, chère maman, prononça David en s'inclinant.

Il traversa le vestibule, ouvrit la porte, descendit l'escalier et sortit sur le trottoir délabré de l'avenue B. Il longea un jardin entouré de grillage, passa sous un échafaudage où il salua le petit dealer portoricain. À l'angle de la 7e Rue, il entra dans l'épicerie coréenne, acheta trois bouteilles de Coca light et retourna chez lui. Il posait délicatement ses souliers vernis sur la chaussée défoncée et laissait flotter au vent sa chevelure bouclée de fils de l'impressionnisme…

Il était brun

David ignorait tout de son véritable père, sinon que celui-ci était français et qu'il avait rencontré sa mère en 1977.

Issue d'une petite ville du Massachusetts, elle s'était installée à New York trois ans plus tôt et préparait un diplôme de psychologie à Columbia University. Le dimanche, elle aimait faire un tour au Muséum d'histoire naturelle. Dans la pénombre de ia galerie africaine, des décors reconstituaient la vie des bêtes sauvages. Derrière chaque vitre, Rosemary admirait les paysages reproduits sur des toiles peintes. Au premier plan, les animaux naturalisés semblaient soigner leurs petits dans un tapis de broussailles. La pénombre forestière était minutieusement reconstituée par des jeux d'éclairage.

Mieux qu'au cinéma, le diorama restituait la plénitude de la nature avec ses horizons, ses vols d'oiseaux dans le lointain. Depuis un moment, Rosemary contemplait un gorille dressé dans un paysage de forêts et de volcans enneigés. Une voix, à côté d'elle, bredouilla dans un mauvais anglais:

– Quel savoir-faire! Et le temps nécessaire pour fabriquer chaque décor! On se croirait vraiment dans la forêt vierge…

Rosemary se tourna vers un garçon aux cheveux longs, négligemment élégant dans sa veste noire et son pantalon de velours rouge. Elle murmura:

– Tout de même, je préfère les animaux en liberté. Penser qu'on les a tués pour ça!

– On leur a peut-être évité une mort plus cruelle I

Il sourit.

– Pardon pour mon accent, je suis français. Tu es new-yorkaise?

– Non, enfin… depuis peu. En psycho à Columbia.

– Moi, j'arrive de Paris. J'ai décidé de faire le tour du monde. Et je commence par New York, la ville qui me faisait rêver I

Un quart d'heure plus tard, ils prenaient un verre à la cafétéria du musée. Rosemary invita le Français à une soirée chez d'autres étudiants. Il plut à tout le monde, avec ses vingt ans et son air déjeune bourgeois affranchi. Ils burent des bières, fumèrent des joints, écoutèrent des disques tard dans la nuit. Le lendemain matin, Rosemary et son globe-trotter se réveillaient dans le même lit. Ils passèrent encore la journée ensemble puis se séparèrent sans façon. Le Français devait rejoindre des amis à Montréal. Il promit de repasser par New York et nota l'adresse de Rosemary.

Au moment de faire l'amour, la jeune femme avait marqué une hésitation. Elle militait pour la liberté sexuelle, mais elle supportait mal la pilule et avait arrêté depuis plusieurs semaines. La marijuana affaiblit sa résistance. Apprenant un mois plus tard qu'elle était enceinte, Rosemary pensa d'abord à l'avortement, mais ce droit (pour lequel elle avait manifesté) se traduisait chez elle par une violente angoisse liée à la chirurgie et au ventre. Elle préféra croire qu'elle voulait cet enfant. Dans une rêverie flower power, elle imagina un petit ange libre aux cheveux blonds. Ses études s'achevaient. Elle avait l'âge de se débrouiller et décida de garder le bébé.

Le Français ne repassa pas à New York. Trois mois plus tard, Rosemary reçut une carte postale de Thaïlande. Il poursuivait son tour du monde et donnait quelques nouvelles, très insouciantes. Puis plus rien. Elle croyait se souvenir qu'il s'appelait Christian ou Christophe, ou Jean-Christophe, mais elle n'était certaine que de son surnom: «Mes copains m'appellent Chris», avait-il dit.

David naquit au printemps 1978. Il était brun. À la fin de l'année, sa mère décrochait son premier poste dans un cabinet de psychologie d'entreprise. Elle se mit en ménage avec un compositeur d'avant-garde plus âgé qu'elle, demeurant dans l'East Village – quartier alors dangereux et peu fréquenté, sinon par quelques vieux Ukrainiens et des familles portoricaines. Les jours de vent, le petit David regardait par la fenêtre les morceaux de carton voler dans la rue et les homeless abrités sous les entrées d'immeuble.

Dans les écoles du quartier, les classes à majorité hispanophone ressemblaient à des cours d'alphabétisation. David apprit davantage du compagnon de sa mère, qu'il confondait avec son géniteur – d'autant plus que Charles avait vécu dix ans à Paris. Il enseigna à David la langue française. Rosemary l'encourageait: malgré une vive rancœur à l'égard du «Frenchie» désinvolte, elle jugeait nécessaire l'identification du fils à l'image du père. Sous cette influence, le petit garçon développa un goût aigu pour tout ce qui venait de là-bas.

Il avait quatorze ans quand Charles mourut d'un cancer. Après une dépression, Rosemary commença à se passionner pour Walt Disney, développant un système personnel de thérapie par le conte de fées. Inscrit dans une école convenable de Greenwich Village, David accomplissait des progrès rapides – tout en assurant ses revenus avec un copain du quartier qui lui fournissait de l'herbe, revendue plus cher aux élèves de son lycée.

East Village devenait à la mode. Le dimanche matin, des cadres gays couraient autour de Tompkins Square Park. L'adolescent préférait traîner dans les brocantes, à la recherche de bibelots 1900. À la bibliothèque, il empruntait des livres sur Paris et se passionnait pour la Belle Epoque. Au Metropolitan Muséum, il tomba en arrêt devant le Jardin à Sainte-Adresse de Claude Monet. Cette mer joyeuse, ces drapeaux frémissants dans le ciel répandaient leur fraîcheur dans le musée. David s'imagina que les deux amoureux appuyés sur la balustrade étaient peut-être ses lointains ancêtres. Pour la première fois, il eut envie de partir là-bas.

Faute d'argent, il se contenta de l'Alliance française, située sur la 60e Rue, entre Park et Madison. Plusieurs fois par semaine, débarquant par le métro sous le gratte-ciel bleu du Citicorp, il s'enfonçait dans le dédale de Midtown. Un drapeau tricolore surplombait l'entrée de l'immeuble. Lors de sa première visite, une hôtesse canadienne lui remit un guide, proposant des cours, des films, des expositions, des spectacles et autres activités du French Institute. David respirait cette bonne odeur artistique. Il traînait dans l'établissement, s'égarait dans les étages, fumait une cigarette à la cafétéria où des bourgeoises américaines baragouinaient avec des immigrés haïtiens. Il participait aux conversations, rêvait de Paris, idolâtrait l'esprit français, avant de se réfugier dans la bibliothèque, parmi les rangées de livres et les tables studieuses.

Peu à peu, sa rêverie tourna à l'idée fixe. L'Amérique lui semblait vulgaire. Il supposait bien que l'Europe avait changé, mais – en attendant de s'y rendre lui-même – il préférait entretenir l'idée d'une société plus raffinée. Sa mère étant fauchée, il finit par interrompre ses études et s'enferma, toujours davantage, dans son monde imaginaire, n écoutait des disques de Mistinguett, se passionnait pour Hemingway et les Américains de Paris. Faute de s'offrir le grand voyage, il s'inventait un voyage à domicile. Certains jours, il sortait dans la rue avec une canne et un chapeau, répondait en français aux questions de ses compatriotes et passait, dans son quartier, pour un doux dingue.

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