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Pour fêter l'événement, j'invitai David à dîner le lendemain dans un restaurant du Marais. Depuis qu'il m'avait présenté Cerise, fin août, je revoyais parfois le jeune Américain qui se débattait, lut aussi, dans le milieu du cinéma. Sollicité au début de l'été pour un téléfilm, il attendait toujours l'appel du producteur qui avait changé complètement de projet. Passé de mode dans les milieux branchés, David complétait ses notes pour un texte sur la France qu'il comptait rédiger, au terme de son voyage. Nous nous retrouvions dans des cafés. Épuisé par ma maîtresse, je m'épanchais devant lui et il jouait patiemment le rôle du confident, cherchant à me ramener vers la raison.

Le lendemain, Cerise m'attendait à la sortie du métro Saint-Paul. Ses cheveux blonds tombaient sur la veste orange qui prenait dans la nuit une couleur fluorescente. Elle prit ma main dans la sienne pour remonter la rue Vieille-du-Temple. Elle marchait sans dire un mot et j'avais l'impression qu'elle tenait son enfant.

Vestige oublié entre les bars gays et les galeries branchées, le restaurant où nous avions rendez-vous avait échappé à la rénovation du quartier et j'étais certain qu'il allait ravir David. Dans ce boui-boui noir de fumée, on avait l'impression de quitter Paris pour atterrir dans une arrière-salle de ferme auvergnate. Sous les jambons accrochés au plafond, la patronne octogénaire épluchait des légumes, tandis qu'un petit chien courait à ses pieds. L'Américain nous attendait sur le banc devant un tas de pommes de terre. Toujours de mauvaise humeur, le patron faisait tourner dans l'âtre un bouillon gras. L'établissement était vide.

Presque aussitôt, Cerise commença à filmer les murs et je songeai que la poésie moderne devait être liée à ce genre de mélange entre un très vieux monde et une très jeune fille. Soudain, la porte s'ouvrit; une dizaine de Japonais entrèrent à leur tour, munis de caméras, et entreprirent d'immortaliser l'archaïque restaurant, avec la même énergie que l'apprentie vidéaste. Je me tournai vers le patron qui grommela:

– Les guides nous ont repéré comme un restaurant typique. «Real Paris, real Paris!» Les articles se succèdent…

Il montra les coupures de presse qui vantaient cet «authentique» bistrot où l'on mangeait une «vraie cuisine paysanne». Cerise rangea son appareil. Autour d'une bouteille de rouge, David expliqua l'évolution de ses théories. D'après lui, les Français s'agitaient beaucoup. Ils brandissaient de pompeux projets culturels, lançaient de bruyants messages pour sauver l'humanité, mais ils semblaient indifférents à la disparition de leur propre monde. Nous l'écoutions sans vraiment le croire, parce que nous étions nés en France où il fallait bien inventer notre vie, jour après jour. Je serrais mon corps contre celui de Cerise qui me dit ce soir-là:

– Je crois que je commence à t'aimer.

*

Le samedi suivant, Estelle téléphona pour m'annoncer qu'elle se rendrait, vers seize heures à l'exposition de Cerise. Elle espérait me retrouver là-bas.

Je restai sans voix, n'ayant jamais entendu parler de cette exposition. La complicité des deux femmes commençait à m'agacer… Ma seconde réaction fut pourtant de soulagement: aveuglé par la jalousie, je croyais que l'étudiante me trompait sans vergogne. Je n'avais pas même imaginé qu'elle puisse consacrer tant d'heures à son travail personnel. Quand je la croyais au lit, elle préparait une exposition. Je finis par répondre en bredouillant:

– Ah oui, l'expo, bien sûr. On peut s'y retrouver. Mais j'ai perdu l'adresse. Tu peux me la redonner?

Deux heures plus tard, je débarquai devant l'École des arts visuels, dans un immeuble bourgeois du VIe arrondissement. Des gens attendaient devant le porche, d'autres se dirigeaient vers la salle d'exposition située au fond de la cour. Je redoutais que Cerise ne me reproche cette intrusion d?ns une réception où elle ne m'avait pas convié. Pour ne pas la gêner, je me promettais de rester discret.

Un homme en pardessus traversait la cour. Quand il me croisa, son visage s'éclaira. Supposant que nous nous connaissions, je lui renvoyai sa politesse; puis je lus l'affiche placardée à l'entrée de la salle d'exposition:

Travaux de rentrée
des élèves de seconde année

Je poussai la porte d'un local bien éclairé où s'alignaient les œuvres d'imagination conçues par les élèves pendant les vacances. Avec intérêt, je m'arrêtai devant la première table d'exposition, sur laquelle reposait un aquarium en plastique plein d'eau jaunâtre. À la surface du liquide flottait une planche de bois sur laquelle était posée une éponge de cuisine. Un texte tapé à la machine résumait les intentions du créateur:

Éponge, absorption.
La mort des océans parle
dans cette image.
C'est le versant aquatique
de la sexualité féminine.

Je me grattai le menton, perplexe. Près de la table, un étudiant au bouc soyeux se faisait photographier par ses copains. Tourné vers une bourgeoise à cheveux blancs, il lui expliquait l'histoire de l'art moderne. Comme d'autres parents venus admirer les œuvres de leurs rejetons, la dame prenait sa première leçon sur Marcel Duchamp. Pleine de bonne volonté, elle fronçait le sourcil. Soudain, elle me regarda et son visage se plissa dans un sourire amusé, tandis que l'étudiant résumait les théories de Joseph Beuys.

Que signifiaient ces regards? Mon esprit manqua singulièrement de vivacité. Car ma première idée fut que les gens étaient au courant de ma nomination dans une boîte de production de films publicitaires! J'ignorais comment. Ma photo était peut-être parue dans un magazine. Faussement détaché, je redressai le visage vers l'ensemble de l'exposition où s'alignaient peintures, sculptures, créations plastiques. Le public déambulait d'une installation à l'autre.

Au fond de la salle, deux espaces séparés par des panneaux de toile noire proposaient des projections vidéo. Placardé à l'entrée de l'espace de gauche, je reconnus le nom de Cerise et le titre de sa création imprimé en grosses lettres noires:

Mes amants

Une sueur perla sur mon corps. Aussitôtje revis, dans une succession rapide^ tous ces moments passés ensemble caméra à la main. Aurait-elle osé? Je songeai d'abord à quitter la salle, puis à rappeler Cerise pour en avoir le cœur net. Comme j'hésitais, près de l'entrée, le rideau s'écarta. Un homme en costume sortit. Il me regarda en prononçant:

– Très touchant, bravo!

Je bredouillai, songeant que je me fâchais peut-être trop vite. D'après cette réaction, je devais apparaître sous un jour favorable. Cerise ne m'avait pas informé par pudeur. M'armant de courage, je pénétrai sans bruit dans l'espace obscur et m'assis discrètement au fond, pétrifié par les images qui défilaient sous mes yeux.

Sur l'écran se tenait un vieillard complètement nu. Il s'appuyait à la porte d'une salle de bains, dans une position qui faisait ressortir son ventre. L'abdomen lisse et rondouillet contrastait avec la peau fripée des cuisses. Au centre d'une touffe poilue pointait un sexe en demi-érection, tandis que l'homme s'adressait à l'objectif:

– Depuis quelques semaines, je retrouve le plaisir de vivre, de me promener, de découvrir une nouvelle fois tout ce que je connais: mais cette fois, c'est pour toi.

En dessous de l'image, une inscription fixe, en lettres blanches, indiquait:

Mon amant numéro trois

L'image changea, montrant le même sexagénaire assis à une table de restaurant. Il s'adressait à Cerise et lui promettait de l'emmener en voyage sur la Côte d'Azur. Mon cœur battait très fort, car j'avais tenu exactement ce genre de propos. J'essayais de me rassurer, songeant que j'étais forcément moins ridicule que ce vieillard amoureux. Mais le second héros de Cerise apparut sur l'écran, âgé seulement d'une cinquantaine d'années et accompagné d'un nouveau banc-titre:

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