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Dans le cœur de l'église, je serai l'amour…

Le regard du grand blond à la cigarette se tourne en souriant vers ses copains:

– C'est de sainte Thérèse.

La foule reprend son refrain, balayée par des vagues souples de projecteurs. Puis, sur un signe du prêtre, tous les jeunes se lèvent d'un seul mouvement pour reprendre le refrain, deux fois plus fort. Une mère berce son gamin de quatre ans affalé dans ses bras. Une baba cool à bandeau dans les cheveux chante, l'air exalté, en brandissant une boîte de Coca-Cola. Les éclairages balancent des effets de couleurs sur Notre-Dame, rosé, verte et bleue. La mélopée devient plus intense. Enthousiasmé par cette ferveur, un évêque parle de la Vierge Marie avant d'annoncer:

– La croix de l'année sainte va maintenant se rendre au futur centre de congrès internationaux, quai Branly.

Le signal du départ est donné. Quittant la scène par un escalier, une douzaine de jeunes prêtres entrent dans la foule en brandissant une énorme croix de bois. Ils rayonnent. Le monde n'existe plus. Paris n'existe plus. Curés, laïcs, jeunes, les voilà chez eux, au pays de l'amour, au pays de sainte Thérèse, de la musique planante et des grands magasins Auchan. Pendant que le cortège s'ébranle, un prêtre retourne au micro pour préciser, d'une voix sacerdotale un peu pincée:

– Ceux qui ne participent pas à la procession sont invités à regagner le métro pour rentrer chez eux. Le RER et le métro s'arrêtent à une heure du matin.

Les faisceaux lumineux suivent la croix qui remue, ondulent sur les corps en mouvement, tandis que s'élève un dernier refrain lancé par les ecclésiastiques:

Magnificat, magnificat!

Des Français en short chantent «Magnificat». Des religieuses mexicaines ramassent leurs chaises pliantes en chantant «Magnificat». Un étudiant frêle du service d'ordre essaie de faire la circulation en chantant «Magnificat», mais personne ne suit ses instructions. Le prêtre organisateur revient vers le micro pour préciser, très administratif:

– Un rectificatif: le RER s'arrête à minuit, le métro à UNE heure. Si certains d'entre vous sont perdus, ils peuvent se retrouver au bas de la statue de Charlemagne.

Où David entre dans l'amour

David décida de se laisser porter. La foule s'engageait sur le pont vers la rive gauche. Appuyé contre sa moto, le séminariste en blouson de cuir tenait toujours la main de son petit ami. Mais le grand blond suivait les pèlerins, marchant près de David au milieu d'un groupe de religieuses philippines hilares. Il dressait ses joues imberbes en chantant «Magnificat» et regarda l'Américain avec un sourire. Comme David lui renvoyait la politesse, le blond saisit sa main pour l'entraîner au cœur de la ronde. Heureux, il chantait les versets à tue-tête, puis il serra plus fort les doigts de son camarade et le considéra avec une amitié pleine d'énergie, en déclarant:

– La vie est belle, Jésus veille sur nous.

Ils marchaient avec les autres, derrière la croix de l'année sainte, en direction du palais des Congrès. Ordinairement pudibond dans les contacts physiques, David n'éprouvait aucune gêne à tenir la main de l'autre. Il avançait, léger, auprès de ce compagnon surgi spontanément, tel un jeune chrétien des années cinquante, avec sa croix et ses cheveux courts. Ils se serraient au milieu des scouts et de la foule catholique, emportés par la houle qui dévalait à présent le boulevard Saint-Germain. David ne connaissait pas ces refrains liturgiques mais il croyait à la beauté des rites séculaires. Comme le Français chantait toujours en le regardant de façon pressante, il entonna d'une voix un peu fausse:

– Magnificat, Magnificat.

Il s'interrompit aussitôt, craignant le ridicule. Mais l'autre le serrait plus fort:

– Vas-y, n'aie pas peur!

Ils se tenaient fraternellement, sous le regard protecteur d'un moine chinois portant des lunettes à triple foyer. Tout en avançant vers le centre de congrès, ils se présentèrent:

– Je m'appelle Arnaud. J'ai vingt ans et j'ai choisi de servir le Seigneur. Je vais entrer au séminaire. Et toi?

– Je suis américain, en voyage à Paris pour quelques mois. En fait, c'est plutôt l'art français qui m'intéresse.

– Tu sais, l'Église commande beaucoup d'œu-vres à des peintres, à des sculpteurs. L'art, c'est une autre façon de s'élever vers Dieu.

Tandis qu'Arnaud prononçait ces mots, ses jarrets poilus, dépassant du short beige, piétinaient le trottoir derrière la croix de l'année sainte. La foule s'éclaircissait au fil des stations de métro, mais plusieurs centaines de pèlerins et de religieux continuaient le chemin pour rejoindre leur cantonnement: des tentes aménagées par la ville sur le chantier d'un futur centre de congrès, à l'occasion des Journées chrétiennes de la jeunesse. Se mêlant au groupe, quelques zonards venaient taper des clopes; les chrétiens fumeurs offraient leurs paquets avec complaisance. Arnaud questionnait David:

– Tu as une petite amie? – Non, non…

– Tu as peut-être un petit ami?

– Non plus…

– Tu sais, ça ne me dérange pas. Malgré les déclarations du pape, l'Eglise de France évolue beaucoup sur cette question.

Dans les rues d'East Village, David avait croisé toutes les sortes de gays répertoriés sans tellement s'y intéresser. Mais Arnaud le séduisait par quelque chose d'exotique: un mélange de vieux monde et de ferveur moderne. Jusqu'à une heure avancée, il s'assit en tailleur avec les autres sous la grande tente où reposait la croix. Il écouta l'assemblée prier, sans comprendre. Tandis qu'un prêtre lançait des sujets de réflexion, Arnaud enlaçait les épaules de l'Américain et appuyait sa tête pour méditer avec lui. De grosses filles se retournaient et les dévisageaient avec envie. Après l'office, le blond manifesta cependant une sorte de gêne. Les chrétiens allaient se coucher dans leurs duvets et il s'excusa:

– Je dois rentrer à la maison Sainte-Bernadette où j'habite avec les futurs séminaristes.

Une chaleur teintait son visage. Coupant court à deux heures de tendresse, il tendit à David un bras raide en prononçant:

– Salut.

L'Américain serra sa main, un peu triste que la rencontre finisse déjà. Il s'éloignait de la salle de prière, quand il entendit:

– David!

Arnaud revenait, dans un élan pour expliquer:

– Tu sais, ce sont les vacances! Il fait trop chaud à Paris. Si tu veux, je pars la semaine prochaine dans une abbaye. Viens faire un tour. Ça ne coûte rien. Tu verras des villages où rien n'a changé.

David nota son numéro de téléphone.

L'esprit d'entreprise

La semaine suivante, il descendait d'autocar sur une route départementale du Val-de-Loire. Arrivé quelques jours plus tôt, Arnaud lui avait donné les indications nécessaires: marcher en direction du village pendant un kilomètre environ, jusqu'aux portes du monastère.

Traînant sa valise à roulettes, David portait un blue-jean, une chemise à carreaux et son chapeau de paille. Il avançait sur le chemin, entre le talus plein de mûres et les prairies desséchées. Quelques mouches bourdonnaient contre son visage. Au milieu des prés s'élevait un mur de vieilles pierres et le voyageur se demanda s'il arrivait, enfin, à la source épargnée. Le même paysage aurait pu figurer dans un tableau de la Renaissance. Voyant émerger en pleine nature les ruines d'une église gothique – dont les arches moussues laissaient deviner le transept et les bas-côtés -, l'Américain éprouva un sentiment de bien-être.

Une rivière s'écoulait au creux de la vallée. David traversa le pont, regarda l'eau claire entre les algues vertes. Le mur de pierres se déployait à présent sur une grande distance et David comprit qu'il délimitait la clôture du monastère, enserrant les jardins et les bâtiments. Il grimpa sur le talus, et découvrit l'abbaye dans son ensemble, prolongée par un bois. Au centre, l'édifice principal ressemblait à un château, avec ses ailes recouvertes d'ardoise. Plus loin, on apercevait les étables et les granges. Marchant le long du mur, David eut la mauvaise surprise d'arriver sur un parking. Mais les touristes intimidés fermaient leurs portières délicatement; ils parlaient à mi-voix en franchissant le porche, pour accéder à la partie du monastère ouverte au public.

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