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Mais, en quelques secondes, le conte rosé vire au conte noir. Cela commence par quelques aboiements. Je tourne la tête. Au fond du pré, je vois sortir des fourrés un berger allemand qui s'avance rapidement vers moi. Je me demande s'il dit des politesses ou s'il vient me houspiller comme un chien de garde. J'attends l'appel du maître qui l'a emmené en promenade, mais le chien est seul à l'intérieur du pré. S'approchant de la clôture, il jette un regard furieux, comme s'il voulait m'attaquer. Un nouveau coup de fusil retentit au loin, et le chien pointe sous les barbelés sa gueule rageuse, en aboyant plus fort. Ses crocs scintillent. Il cherche ma jambe et je me retourne. Juste derrière moi, la paroi s'effondre brutalement vers la mer.

Le sentier continue droit devant, toujours aussi étroit sur le pan de falaise déchiqueté. Attaqué par un chien furieux, je songe qu'il ne faut surtout pas montrer ma peur. Si je commence à courir, le berger allemand risque de me sauter dessus, nous allons tomber ensemble et glisser brutalement dans le vide. Je dois tenter de m'éloigner calmement. Trois cents mètres plus loin, le chemin s'élargit et regagne le village.

Un nouveau coup de feu retentit. Redoublant de rage, le berger allemand lance sa gueule sous les barbelés. Il atteint mon mollet et arrache le bas du pantalon. Mon regard plonge vers les rochers pointus. La mort est là, tout près, dans un cauchemar en plein soleil. Affolé, j'essaie de comprendre ce qui se passe. On dirait que ces coups de feu rendent l'animal complètement fou; comme un paranoïaque, ii me croit responsable des douleurs qui transpercent sa tête. Il faut lui expliquer que je ne suis pas son ennemi, marcher régulièrement sans répondre à l'attaque, et même lui parler avec douceur. Quelques mots sortent de ma gorge nouée:

– Calme-toi, n'aie pas peur. Je ne te veux pas de mal.

Marchant droit devant moi sans m'interrompre, je répète ces mots pour me calmer moi-même. Fébrile, le grand chien me suit derrière la clôture. Enfin, il parvient à passer sous les barbelés et me rejoint sur le sentier, le long du précipice. Il aboie encore et menace mes mollets tandis que je lui parle à mi-voix:

– Ne crains rien, je suis ton ami.

Chaque seconde dure longtemps. Au milieu du pâturage, les vaches nous regardent, indifférentes. Un coup de feu éclate au loin. Comme pour répondre, le chien lance sa gueule contre ma jambe qu'il mord une seconde fois.

Je vois la mer au fond, entre les corniches et les mottes de terre suspendues. Il va me sauter dessus, s'accrocher à mon bras. Nous allons tomber sur l'herbe – quelques mètres en pente douce, puis la chute lente et fracassante contre les pierres aiguisées de l'estran. Personne ne saura rien de ce cauchemar solitaire. On croira que je suis tombé par imprudence. La mort à mes chevilles teste ma résistance; elle sait qu'un jour ou l'autre je tomberai dans ce gouffre. Pour l'heure, ma seule chance est de m'éloigner encore, de parler toujours. Le chien se calme un peu. Je vois approcher l'extrémité du champ.

À l'embranchement du chemin, je m'éloigne enfin du rebord de la falaise. Le chien me suit. Ma jambe saigne. La gueule, à mes pieds, aboie haineusement et cherche la bataille. Personne à l'horizon dans les prés immenses. Un nouveau coup de feu transperce le silence etje pressens la catastrophe. Mais au lieu de se jeter sur moi, le chien pousse un cri de douleur; il fait brusquement demi-tour, glisse à nouveau sous la clôture puis s'enfonce dans les prés d'où il est venu. Affolé, je marche encore sans m'interrompre. Le berger allemand passe au milieu des vaches qui décampent, puis il s'enfonce dans les bosquets. Je n'y comprends rien. J'ai peur. Je regarde ma cuisse ensanglantée marquée par la pointe des crocs, mon pantalon en lambeaux. Que s'est-il passé?

Mon cœur bat très fort. Cherchant une présence humaine, j'aperçois un 4x4 près d'une mare, au milieu des champs de betteraves. J'ai besoin de parler, d'expliquer ce qui m'arrive, de retrouver ce chien fou et son maître inconscient. Moitié boitant, moitié courant, je me précipite vers le véhicule et finis par distinguer plusieurs hommes, assis sur des caisses en bois, devant l'entrée d'un blockhaus en béton couvert de végétation – un résidu du mur de l'Atlantique, transformé en abri pour la chasse aux canards. Sur une mare, de faux canards en plastique dérivent au gré de la brise dans un sens, puis dans l'autre. Coiffé d'une casquette militaire kaki, l'un des hommes brandit un fusil. Il épaule, vise et tire. Sa cartouche fait éclater l'un des leurres. Les chasseurs éclatent de rire. Je m'approche, essoufflé, mais ces trois individus en treillis de camouflage ne prêtent aucune attention à moi. Ou plutôt, on dirait qu'ils font semblant de ne pas me voir. Celui qui vient de faire feu est maigrichon, les deux autres plus baraqués. Je m'exclame:

– Il vient de m'arriver une chose terrible… Leurs trois bouilles se tournent lentement vers

moi. Le plus grand porte des lunettes noires. Le tireur paraît complètement aviné, comme s'il était sorti de table après le repas du dimanche pour s'exercer à la carabine. Des bajoues violacées tombent de son visage. Ses yeux vitreux me regardent.

– Un chien fou m'a attaqué sur la falaise. Il faut prévenir les gendarmes!

Les hommes ne répondent pas. Les lunettes noires se baissent vers mon pantalon déchiré. Le tireur retient un rire sourd tandis que le troisième, un jeune à moitié chauve, prend un air faussement préoccupé. Je leur montre le sentier au loin:

– C'était là-bas, au bord de la falaise. Vous n'avez pas entendu le chien aboyer? Vos coups de fusil l'excitaient. Il était prêt à me sauter dessus. Regardez ma jambe.

Ils se dévisagent lentement, puis le maigrichon bredouille:

– Nous, on n'a rien vu.

Le jeune porte une paire de jumelles autour du cou, J'ai soudain l'impression qu'ils se sont amusés à exciter le chien, dans l'espoir peut-être de me voir tomber. Je ferais mieux de m'éloigner. Sans ajouter un mot, je reprends mon chemin vers la maison en traînant la jambe.

Sur les prés, à la lisière du village, des familles jouent au cerf-volant. Cette présence de parents et d'enfants me rassure. Tramant mon pantalon en charpie, je m'approche d'un père et de son garçon, obnubilés par leur oiseau dans le ciel. Je commence à parler:

– Faites attention, il y a un chien fou sur la falaise. Il m'a attaqué là-bas!

Le jeune père me regarde niaisement. Il me prend pour un dérangé. Sans un mot, il se retourne vers son fils, préoccupé par les performances de l'engin qui s'abat en vrille, non loin de moi.

Je dois avoir l'air cinglé. Je marche encore vers la demeure de Solange qui n'est pas rentrée. La femme de ménage est partie. Seul dans la maison, je téléphone à la gendarmerie: ce chien est dangereux; il pourrait tuer quelqu'un. Le préposé prend note. Il ne semble pas comprendre, lui non plus. J'insiste:

– Au bord de la falaise! Un berger allemand! Dépité, je me rends dans la salle de bains pour

désinfecter ma jambe. J'attends mon amie. Je voudrais lui parler, lui raconter ma mésaventure. À sept heures, le téléphone sonne. Je me précipite. De nouveau la gendarmerie. Le préposé demande s'il est bien chez Solange.

– Oui, je suis un ami. C'est moi qui vous ai appelé, tout à l'heure.

Un peu gênée, la voix de l'homme reprend:

– Votre amie vient d'avoir un grave accident de voiture, à l'entrée du village. Une ambulance l'a conduite à l'hôpital de Dieppe.

*

Je planais comme un idiot. A présent, les images se télescopent: voiture disloquée, ambulance filant vers l'hôpital, chien fou, chasseurs sadiques… Mais ce n'est pas un cauchemar et l'accident de Solange m'oblige à réagir. Après quelques instants de prostration, je téléphone aux renseignements pour trouver le numéro de sa fille. Elle m'annonce son arrivée par le dernier train de Paris; puis j'appelle un taxi pour filer à l'hôpital

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