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Déboulant sur mes deux roues, je traversais les artères dessinées par l'architecte Auguste Perret, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. L'avenue principale dégageait une beauté monumentale avec ses immeubles néo-classiques ornés de frontons sculptés. La haute tour de l'église Saint-Joseph se dressait comme un rêve de gratte-ciel, dominant la cité surgie de ses ruines. Pédalant contre le vent des boulevards, je traversais le parvis de la mairie avec ses jets d'eau et son immense tour carrée. À l'ouest, les alignements de béton dessinaient une perspective triomphale jusqu'à la plage. L'architecture jouait avec la mer et avec le ciel. Après le pont à bascule, je longeais encore le bassin du Roy, puis je m'enfonçais dans le port.

Les vieux quais conservaient une certaine activité. Des cargos accostaient. Les grues roulantes dressaient leurs cous de girafes métalliques pardessus les hangars. D'immenses plans d'eau séparaient des contrées inaccessibles: là-bas des silos à grains vastes comme des cathédrales; ici des hectares de docks abritant des champs de coton. Mon vélo suivait le sillon des voies ferrées. Quelques individus s'égrenaient le long des bassins: pêcheurs à la ligne sur des tabourets, groupes de dockers sous les grues, en train de décharger des sacs de café. Je m'arrêtais pour admirer de vieilles cordes d'amarrage couvertes d'algues et de coquillages, abandonnées par terre comme de grands serpents tropicaux. Autour de la centrale thermique s'élevaient des collines de charbon d'Argentine, où les tapis roulants venaient puiser leur combustible. Les cheminées hautes de trois cents mètres jetaient dans l'air une fumée sulfurée.

Derrière la centrale commençait le paysage que je préférais. En prolongement du port, j'apercevais les prairies de l'estuaire transformées en terre de feu: une immense zone industrielle avec ses raffineries, ses unités pétrochimiques, ses firmes d'automobiles, ses fabriques de plastique, de titane et autres matières premières de la production mondiale étalées sur la campagne fertile. Les usines ressemblaient à des laboratoires déments. Des tuyaux multicolores, enroulés sur eux-mêmes comme des paquets de boyaux, plongeaient dans des alambics avant de remonter vers les cheminées qui jetaient des flammes grasses et une fumée noire. Sans émoi écologique, j'admirais ces beautés sauvages, rêvant de voir Le Havre rogner les campagnes et grandir sans fin, telle une mégapole de Jules Verne.

Reprenant mon chemin, je longeais les bassins jusqu'au sémaphore dressé à l'entrée du port. J'accrochais mon vélo devant le musée des Beaux-Arts, puis j'allais traîner dans les salles ouvertes sur le ciel et sur la mer, d'un même gris vaporeux. Anciens mutilés de guerre, les gardiens s'ennuyaient dans cet édifice désert. Pour occuper leur fin de journée, ils se dirigeaient vers moi comme les morts vivants d'un film d'horreur. La bande de manchots m'épiait à distance. Pour les inquiéter, je disparaissais derrière un oiseau de Braque puis je resurgissais, dix mètres plus loin, devant une falaise fleurie de Monet. Quand ils croyaient m'avoir. rejoint, je les saluais par le balcon du premier étage. Ils prenaient l'ascenseur, mais je descendais par un escalier jusqu'au petit violon rouge de Raoul Dufy. Ainsi de suite, les gueules cassées s'exténuaient jusqu'aux salles contemporaines oùje les attendais devant une vache de Jean Dubuffet.

L'histoire de l'art moderne reliait tous ces peintres à l'histoire de la ville où ils avaient grandi, un siècle plus tôt, quand les voyageurs affluaient sur les quais du port et que Le Havre se situait au centre du monde. À quinze ans, par les fenêtres du musée, je regardais la jetée et la mer comme l'horizon toujours ouvert où retentissait la sirène d'un paquebot, revenant de New York pour la dernière fois.

*

Camille avait dix-sept ans. Dès la rentrée, j'étais tombé amoureux de cette rebelle du collège catholique – toujours à l'écart dans la cour de récréation, en train de compulser des manuels de psychanalyse, des poèmes de Lautréamont ou la correspondance de Marx et Engels. Elle séchait les cours. Quand le surveillant général la menaçait d'expulsion, elle lui signifiait son mépris de l'autorité. Sa voix grave et affirmative, sa chevelure en bataille, ses taches de rousseur lui donnaient une allure de femme sauvage, indifférente au troupeau d'enfants qui l'entourait. Timidement, je m'étais approché pour lui parler, sans succès. Puis j'avais acheté quelques volumes de Freud et commencé à les feuilleter non loin d'elle, osant parfois m'approcher pour poser quelques questions sur le bien, le mal, la révolte, les rapports de l'Évangile avec la psychanalyse.

Je naviguais alors dans un christianisme de gauche, un idéal de fraternité sociale; un boy-scoutisme modernisé qui ne tarda pas à vaciller devant la froide logique de la sexualité et de la «révolution». Le monde de Camille m'attirait et m'angoissait. Je voulais la suivre sur ces chemins plus graves – sans pouvoir renoncer à une conception douce de l'existence. Ma ferveur finit cependant par attirer l'attention de l'adolescente qui me proposa, un jour, de rentrer avec elle à pied.

Je n'osais me révéler amoureux, sentant bien qu'elle me voyait comme un gamin. Ses émois allaient vers des sujets plus âgés et plus délinquants, élèves des grandes classes du collège. Pourtant, comme je lui récitais quelques vers d'Apollinaire, elle me regarda avec intérêt et parla de Paris, des surréalistes, de Saint-Germain-des-Prés. Notre promenade s'attarda un instant sur la plage puis devant l'immeuble où vivait Camille. Au cours des semaines suivantes, je pris l'habitude de grimper chez elle. Dans sa chambre, les refrains amoureux de Léo Ferré instillaient un romantisme Quartier latin. Accrochée au mur, une photo en noir et blanc de Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir au café de Flore semblait nous inviter à les rejoindre.

Camille vivait chez sa mère, divorcée. L'appartement servait de quartier général à une bande d'amis qui militaient dans des groupes gauchistes. Le favori de Camille – un Parisien en pension au Havre après une série de renvois – nous racontait que, là-bas, le rock, la liberté, la poésie, le sexe, la politique, la drogue s'écoulaient à foison. Et nous l'écoutions comme si, à Paris, se jouait toujours la «grande» histoire. Le samedi après-midi, nous allions au cinéma, puis dans un bistrot du centre-ville où je découvrais le plaisir d'entrer dans un monde prohibé. Les cheveux longs dégageaient des senteurs de patchouli. De la pop américaine bourdonnait sur les enceintes. Le vieux patron efféminé savait donner aux nouveaux venus l'impression d'être des habitués. Des lycéens lisaient Antonin Artaud.

Camille parlait sans cesse de «fascisme», de «révolution», de «lutte à mort», du jour où il faudrait «choisir son camp». J'avais moi-même la conviction d'appartenir au camp du progrès, de la liberté, de la justice – mais je comprenais mal la nécessité de tuer autant de personnes et ne me sentais pas tellement pressé de dresser des barricades. Elle m'insultait, me traitait de petit-bourgeois, me montrait en exemple Bakounine et les enragés. Je rêvais d'une anarchie plus légère. Le lendemain, nous parlions à nouveau de poésie et elle m'offrait un livre d'André Breton. Notre liaison ressemblait à un flirt. Camille voulait bien me considérer comme son jeune prétendant; mais je voyais nettement que d'autres la mettaient dans des états de transe ou d'épuisement au-dessus de mes capacités.

Au cours des vacances de Pâques, comme elle séjournait chez son amant parisien, elle m'invita à la rejoindre pour une journée dans la capitale. Le Havre n'était qu'à deux heures de train. En fin de matinée, j'arrivai gare Saint-Lazare. De grands cinémas pornos se dressaient en bas de la rue d'Amsterdam, surplombant les brasseries et les hôtels du début du siècle. Je m'enfonçai dans la foule des employés de bureau, des artisans et des commerçants, heureux de débarquer dans ce Paris aux murs tout noirs.

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