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Je me demande, en la regardant, pourquoi les petites femmes déploient souvent tant d'énergie. Plus la taille diminue, plus cela tourne à la boule en fusion. Tandis que je m'égare dans ces généralisations, Estelle me contemple avec une volonté généreuse, avant d'ironiser:

– Toi, tu as besoin d'une femme.

Elle se retourne comme une toupie, se dirige vers la fenêtre qu'elle ouvre en grand, laissant l'air s'engouffrer dans l'appartement. Puis elle balance son mégot au mépris du passant et me regarde encore avec confiance:

– Tu as bonne mine, aujourd'hui.

Elle ne croit pas si bien dire. Flottant sur mon nuage, je la regarde s'agiter sans raison. Je pourrais lui raconter mon expédition à l'hôpital Lariboisière. Mais elle aborde déjà le sujet suivant:

– On va changer les draps. Ça donnera un peu de fraîcheur à l'appartement.

Sitôt dit, sitôt fait, je me retrouve dans la position d'assistant. Suivant les instructions d'Estelle, je passe de l'autre côté du lit; je retire les draps puis les plie, en m'efforçant de suivre ses mouvements pour remettre entre ses mains les deux coins opposés.

Elle débarque aussi bien les soirs de semaine que pendant le week-end. Au début, j'éprouvais un certain agacement, mais l'énergie d'Estelle me dépasse. D'abord parce que je ne peux prévoir ni lejour ni l'heure, ensuite parce quej'en retire certains avantages matériels et une forme de sécurité affective. Parfois, je la considère comme une bienfaitrice; j'envisage ces rencontres comme une épreuve positive, un embryon de vie de couple. J'apprécie de voir une personne socialement active me vouer un tel intérêt. L'instinct nourricier guide les gestes d'Estelle qui s'agite à présent avec une éponge et un flacon de détergent dans mon cabinet de toilette, afin de rendre toute sa blancheur à l'émail du lavabo.

À travers ce don d'elle-même, ma nouvelle amie suit probablement un but. Nous n'avons jamais couché ensemble et ses tentatives sont restées discrètes. Pour autant, je pense qu'elle aimerait fusionner avec ma personne, d'abord physiquement, puis par des liens quasi conjugaux. Divorcée, elle file sur ses quarante-cinq ans et n'a pas d'amant. Un peu plus jeune qu'elle – avec encore du charme, avouons le -, je représente un parti convenable; nous pourrions vieillir ensemble. J'ai longtemps préféré ma bande de copains dragueurs, mais nos ventres ont gonflé, nos cheveux tombent, des prétendants plus frais occupent le terrain et ceux de ma génération se mettent en ménage.

Estelle n'est malheureusement pas mon genre: un peu trop engagée dans ses affaires d'avocate, toujours occupée entre son métier, son fils, ses dîners, mon linge. Nous pourrions nous habituer à coucher ensemble, mais je n'irais pas jusqu'à provoquer l'occasion. Comme de son côté elle apparaît toujours entre deux rendez-vous, munie d'un bibelot, d'un paquet de draps, d'un ustensile de cuisine, cette hyperactivité semble incompatible avec l'affolement sur un sofa. Avant d'entreprendre quoi que ce soit, Estelle se trouve déjà propulsée, par la logique de son agitation, vers la porte, où elle me dit «à bientôt», avant de disparaître précipitamment. Comme je n'insiste pas, rien ne s'est produit depuis notre rencontre, en quatre mois. Et probablement ce manque renforce encore son désir. Dans la rue, une fois, elle a pris ma main mais je me suis délicatement dégagé, embarrassé par ce comportement de couple.

Je l'observe en souriant, tandis qu'elle sort de l'armoire des draps neufs et me les présente sous ses petits seins tendus. A nouveau, nous progressons en parallèle aux deux extrémités du lit, occupés maintenant à border la couverture, à secouer les oreillers dans leurs taies. Aujourd'hui, la vision de cette créature m'emplit de joie, elle aussi. Le désir frémit par ses oreilles et par ses narines, il tend la peau sous son corsage. Et comme je suis également ravi de n'être ni malade ni mourant, je voudrais rendre l'instant plus délectable encore. Par exemple, en partageant cette bière blonde que j'allais boire au moment où la sonnette a retenti. Je voudrais voir les lèvres d'Estelle plonger dans la mousse épaisse. Le lit est prêt. Elle dresse vers moi ses yeux brillants. Elle va parler. Elle ouvre déjà la bouche, tandis que je prononce:

– Tu veux une Kro?

– Oh oui, j'ai très soif!

Juste un soupir, tandis que je me précipite vers la cuisine, ouvre le frigo, sors deux canettes fraîches et les dispose sur un plateau, avec deux verres et un cendrier. Je retourne vers le séjour où Estelle pointe vers moi son regard épris. Je lui tends un verre et lève le mien à sa santé. Nous avalons une gorgée, puis cette phrase me vient naturellement:

– J'aime bien la Kronenbourg! C'est meilleur que la Kanterbrau.

La simplicité de cette idée me met en joie. Je voudrais qu'Estelle m'accompagne dans la rêverie heureuse qui marque ma renaissance. C'est pourquoi je prononce une seconde fois, en fixant toujours ses yeux avec insistance:

– C'est vraiment bon la Kronenbourg!

Je répète cette phrase avec sérieux, concentration, jusqu'à ce qu'enfin les yeux d'Estelle se troublent légèrement et qu'elle répète, d'une voix doucereuse, les mots que j'attendais pour couronner cet instant artificiel:

– OUI, C'EST BON, LA KRO…

Alors, seulement, je l'embrasse et nous filons dans la chambre à coucher.

*

Une heure plus tard, Estelle sort de la douche et retrouve déjà son énergie pour faire le lit, ranger la salle de bains, nettoyer le réfrigérateur, jeter les aliments périmés, donner un coup de chiffon sur les meubles; autant d'activités entrecoupées par des commentaires («Dire qu'il nous a fallu quatre mois…») et des projets pour la soirée. Il est en effet près de dix-neuf heures.

Après m'avoir demandé plusieurs fois quelle genre de dîner me ferait plaisir (chandelles? ambiance russe? bistrot français?), Estelle se rappelle que nous sommes invités chez des amis pour leur anniversaire; des gens sympas que j'aurai plaisir à rencontrer (l'un d'eux peut éventuellement me pistonner sur une chaîne câblée; il a certainement besoin d'un esprit vif comme le mien). En moins de deux, me voilà habillé de vêtements choisis par elle: un vieux costume Saint-Laurent et une chemise grise qui souligne la plénitude de mes yeux. En moins de trois, nous marchons dans la rue sombre et froide, bras dessus, bras dessous, en route pour l'apéro chez ces gens qui habitent la banlieue. Mais il faut commencer par récupérer la voiture d'Estelle, garée dans un parking à l'autre bout de Paris.

Dévalant l'escalier du métro, j'éprouve un pincement d'angoisse en songeant au poids qui vient de me tomber dessus: une femme. Mais je jubile à nouveau en franchissant frauduleusement le portillon automatique, collé au cul d'Estelle, titulaire d'une carte Orange. Aussitôt, je suis arrêté par une bande de contrôleurs qui m'infligent une amende de trois cent dix francs. Cachés derrière les portillons, ils se déplacent en patrouilles de six par peur des voyous. S'avisant que je n'étais pas dangereux ils m'ont sauté dessus tous ensemble, vêtus du même uniforme marron et de la même casquette, satisfaits de tenir une proie facile, normale, bien habillée, en couple. J'ai presque envie de les féliciter, tandis qu'Estelle négocie, énonçant des arguments absurdes pour m'épargner cette amende: «Il est au chômage»; «Il fait de la dépression»; «Obéiriez-vous aux ordres, si on vous demandait de garder un camp de concentration?» Elle s'épuise et je préfère sortir l'argent de ma poche, signer ce qu'on me demande puis saluer les inspecteurs avant de rejoindre les voies en compagnie de ma fiancée.

L'itinéraire est long, mais j'apprécie les odeurs de la foule compacte. Le trajet en auto se révèle plus éprouvant, d'abord à cause des embouteillages, puis de cette banlieue où l'on s'égare continuellement, bien que nos hôtes demeurent, comme d'habitude, «juste à côté de Paris. Vous verrez, on y est en dix minutes!». Estelle est au volant (c'est ainsi: je rédige un journal pour les taxis mais je n'ai pas mon permis de conduire). Sous la lumière sinistre des éclairages publics se succèdent les lotissements lugubres, les parcs grillagés, les terrains vagues, les centres commerciaux. Nous nous perdons dans des impasses, faisons demi-tour jusqu'à la frontière d'une cité sensible. J'apprends à aimer cette lenteur du temps, cette recherche d'un but de plus en plus improbable. Des sièges d'entreprises minables s'alignent le long des routes, tous bâtis comme des hangars, dans les mêmes matériaux préfabriqués. Ni architecture, ni esprit, ni douceur de vivre; seulement le décor minimal d'une humanité mécanique se déplaçant au moyen de véhicules automobiles, sous lesquels couvent des désirs, des détresses ou des bonheurs fugaces comme le mien, aujourd'hui.

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