Литмир - Электронная Библиотека
A
A

Elle me regarda avec stupéfaction.

– C'est vrai?

– Je suis formelle, assurai-je.

Elle resta perplexe quelques instants. Voici ce qu'elle devait penser: «Elle est blanche, elle connaît les coutumes des Blancs. Pour une fois, je pourrais me fier à elle. Mais il ne faut surtout pas qu'elle soit au courant.»

Elle prit un air froid et dit:

– Il est trop jeune pour moi.

– Il a deux ans de moins que vous.

Aux yeux de la tradition nippone, c'est l'écart parfait pour que vous soyez une anesan niôbô, une «épouse-grande-sœur». Les Japonais pensent qu'il s'agit du meilleur mariage: la femme a juste un peu plus d'expérience que l'homme. Ainsi, elle le met à l'aise.

– Je sais, je sais.

– En ce cas, que lui reprochez-vous?

Elle se tut. Il était clair qu'elle se rapprochait de l'état second.

Quelques jours plus tard, on annonça la venue de Piet Kramer. Un émoi terrible s'empara de la jeune femme.

Par malheur, il faisait très chaud. Le Hollandais avait tombé la veste et sa chemise arborait aux aisselles de vastes auréoles de sueur. Je vis Fubuki changer de figure. Elle s'efforça de parler normalement, comme si elle ne s'était aperçue de rien. Ses paroles sonnaient d'autant plus faux que, pour parvenir à extraire les sons de sa gorge, elle devait à chaque mot projeter la tête vers l'avant. Elle que j'avais toujours connue si belle et si calme avait à présent la contenance d'une pintade sur la défensive.

Tout en se livrant à ce comportement pitoyable, elle regardait ses collègues à la dérobée. Son dernier espoir était qu'ils n'aient rien vu: hélas, comment voir si quelqu'un a vu? A fortiori, comment voir si un Japonais a vu? Les visages des cadres de Yumimoto exprimaient la bienveillance impassible typique des rencontres entre deux entreprises amies.

Le plus drôle, c'était que Piet Kramer n'avait rien remarqué du scandale dont il était l'objet ni de la crise intérieure qui suffoquait la si gentille mademoiselle Mori. Les narines de cette dernière palpitaient: il n'était pas difficile d'en deviner la raison. Il s'agissait de discerner si l'opprobre axillaire du Hollandais communiait sous les deux espèces.

Ce fut là que notre sympathique Batave, sans le savoir, compromit sa contribution à l'essor de la race eurasienne: avisant un dirigeable dans le ciel, il courut jusqu'à la baie vitrée. Ce déplacement rapide développa dans l'air ambiant un feu d'artifice de particules olfactives, que le vent de la course dispersa à travers la pièce. Il n'y eut plus aucun doute: la transpiration de Piet Kramer puait.

Et personne, dans le bureau géant, n'eût pu l'ignorer. Quant à l'enthousiasme enfantin du garçon devant le dirigeable publicitaire qui survolait régulièrement la ville, personne ne sembla s'en attendrir.

Quand l'odorant étranger s'en alla, ma supérieure était exsangue. Son sort devait pourtant empirer. Le chef de la section, monsieur Saito, donna le prèmier coup de bec:

– Je n'aurais pas pu tenir une minute de plus!

Il avait ainsi autorisé à médire. Les autres en profitèrent aussitôt:

– Ces Blancs se rendent-ils compte qu'ils sentent le cadavre?

– Si seulement nous parvenions à leur faire comprendre qu'ils puent, nous aurions en Occident un marché fabuleux pour des déodorants enfin efficaces!

– Nous pourrions peut-être les aider à sentir moins mauvais, mais nous ne pourrions pas les empêcher de suer. C'est leur race.

– Chez eux, même les belles femmes transpirent.

Ils étaient fous de joie. L'idée que leurs paroles eussent pu m'indisposer n'avait effleuré personne. J'en fus d'abord flattée: peut-être ne me considéraient-ils pas comme une Blanche. La lucidité me revint très vite: s'ils tenaient ces propos en ma présence, c'était simplement parce que je ne comptais pas.

Aucun d'entre eux ne se doutait de ce que cet épisode signifiait pour ma supérieure: si personne n'avait relevé le scandale axillaire du Hollandais, elle eût pu encore s'illusionner et fermer les yeux sur cette tare congénitale de l'éventuel fiancé.

Désormais, elle savait que rien ne serait possible avec Piet Kramer: avoir la moindre liaison avec lui serait plus grave que perdre sa réputation, ce serait perdre la face. Elle pouvait s'estimer heureuse qu'à part moi, qui étais hors jeu, personne n'ait été au courant des vues qu'elle avait eues sur ce célibataire.

Tête haute et mâchoires serrées, elle se remit au travail. A la raideur extrême de ses traits, je pus mesurer combien elle avait placé d'espoirs en cet homme: et j'y àvais été pour quelque chose. Je l'avais encouragée. Sans moi, eût-elle songé sérieusement à lui?

Ainsi, si elle souffrait, c'était en grande partie à cause de moi. Je me dis que j'aurais dû y éprouver du plaisir. Je n'en ressentais aucun.

J'avais quitté mes fonctions de comptable depuis un peu plus de deux semaines quand le drame éclata.

Au sein de la compagnie Yumimoto, il semblait que l'on m'avait oubliée. C'était ce qui pouvait m'arriver de mieux. Je commençais à me réjouir. Du fond de mon inimaginable absence d'ambition, je n'entrevoyais pas plus heureux destin que de rester assise à mon bureau en contemplant les saisons sur le visage de ma supérieure. Servir le thé et le café, me jeter régulièrement par la fenêtre et ne pas utiliser ma calculette étaient des activités qui comblaient mon besoin plus que frêle de trouver une place dans la société.

Cette sublime jachère de ma personne eût peut-être duré jusqu'à la fin des temps si je n'avais commis ce qu'il convient d'appeler une gaffe.

Après tout, je méritais ma situation. Je m'étais donné du mal pour prouver à mes supérieurs que ma bonne volonté ne m'empêchait pas d'être un désastre. A présent, ils avaient compris. Leur politique tacite devait être quelque chose comme: «Qu'elle ne touche plus à rien, celle-là!» Et je me montrais à la hauteur de cette nouvelle mission.

Un beau jour, nous entendîmes au loin le tonnerre dans la montagne: c'était monsieur Omochi qui hurlait. Le grondement se rapprocha. Déjà nous nous observions avec appréhension.

La porte de la section comptabilité céda comme un barrage vétuste sous la pression de la masse de chair du vice-président qui déboula parmi nous. Il s'arrêta au milieu de la pièce et cria, d'une voix d'ogre réclamant son déjeuner:

– Fubuki-san!

Et nous sûmes qui serait immolé en sacrifice à l'appétit d'idole carthaginoise de l'obèse. Aux quelques secondes du soulagement éprouvé par ceux qui étaient provisoirement épargnés succéda un frisson collectif de sincère empathie.

Aussitôt ma supérieure s'était levée et raidie. Elle regardait droit devant elle, dans ma direction donc, sans me voir cependant. Superbe de terreur contenue, elle attendait son sort.

Un instant, je crus qu'Omochi allait sortir un sabre caché entre deux bourrelets et lui trancher la tête. Si cette dernière tombait vers moi, je l'attraperais et la chérirais jusqu'à la fin de mes jours.

«Mais non, me raisonnai-je, ce sont des méthodes d'un autre âge. Il va procéder comme d'habitude: la convoquer dans son bureau et lui passer le savon du siècle.»

Il fit bien pire. Était-il d'humeur plus sadique que de coutume? Ou était-ce parce que sa victime était une femme, a fortiori une très belle jeune femme? Ce ne fut pas dans son bureau qu'il lui passa le savon du millénaire: ce fut sur place, devant la quarantaine de membres de la section comptabilité.

On ne pouvait imaginer sort plus humiliant pour n'importe quel être humain, à plus forte raison pour n'importe quel Nippon, à plus forte raison pour l'orgueilleuse et sublime mademoiselle Mori, que cette destitution publique. Le monstre voulait qu'elle perdît la face, c'était clair.

Il se rapprocha lentement d'elle, comme pour savourer à l'avance l'emprise de son pouvoir destructeur. Fubuki ne remuait pas un cil. Elle était plus splendide que jamais. Puis les lèvres empâtées commencèrent à trembler et il en sortit une salve de hurlements qui ne connut pas de fin.

13
{"b":"100554","o":1}