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En vérité, il vaut mieux éviter la volupté parce qu'elle fait transpirer. Il n'y a pas plus honteux que la sueur. Si tu manges à grandes bouchées ton bol de nouilles brûlantes, si tu te livres à la rage du sexe, si tu passes ton hiver à somnoler près du poêle, tu sueras. Et plus personne ne doutera de ta vulgarité.

Entre le suicide et la transpiration, n'hésite pas. Verser son sang est aussi admirable que verser sa sueur est innommable. Si tu te donnes la mort, tu ne transpireras plus jamais et ton angoisse sera finie pour l'éternité.

Je ne pense pas que le sort du Japonais soit beaucoup plus enviable. Dans les faits, je pense même le contraire. La Nippone, elle, a au moins la possibilité de quitter l'enfer de l'entreprise en se mariant. Et ne pas travailler dans une compagnie japonaise me paraît une fin en soi.

Mais le Nippon, lui, n'est pas un asphyxié. On n'a pas détruit en lui, dès son plus jeune âge, toute trace d'idéal. Il possède l'un des droits humains les plus fondamentaux: celui de rêver, d'espérer. Et il ne s'en prive pas. Il imagine des mondes chimériques où il est maître et libre.

La Japonaise n'a pas ce recours, si elle est bien éduquée – et c'est le cas de la majorité d'entre elles. On l'a pour ainsi dire amputée de cette faculté essentielle. C'est pourquoi je proclame ma profonde admiration pour toute Nippone qui ne s'est pas suicidée. De sa part, rester en vie est un acte de résistance d'un courage aussi désintéressé que sublime.

Ainsi pensais-je en contemplant Fubuki.

– Peut-on savoir ce que vous faites? me demanda-t-elle d'une voix acerbe.

– Je rêve. Ça ne vous arrive jamais?

– Jamais.

Je souris. Monsieur Saito venait de devenir père d'un deuxième enfant, un garçon. L'une des merveilles de la langue japonaise est que l'on peut créer des prénoms à l'infini, à partir de toutes les catégories du discours. Par l'une de ces bizarreries dont la culture nippone offre d'autres exemples, celles qui n'ont pas le droit de rêver portent des prénoms qui font rêver, comme Fubuki. Les parents se permettent les plus délicats lyrismes quand il est question de nommer une fille. En revanche, quand il s'agit de nommer un garçon, les créations onomastiques sont souvent d'un sordide hilarant.

Ainsi, comme il était on ne peut plus licite d'élire pour prénom un verbe à l'infinitif, monsieur Saito avait appelé son fils Tsutomeru, c'est-à-dire «travailler». Et l'idée de ce garçonnet affublé d'un tel programme en guise d'identité me donnait envie de rire.

J'imaginais, dans quelques années, l'enfant qui rentrerait de l'école et à qui sa mère lancerait: «Travailler! Va travailler!» Et s'il devenait chômeur?

Fubuki était irréprochable. Son seul défaut était qu’à vingt-neuf ans, elle n'avait pas de mari. Nul doute que ce fût pour elle un sujet de honte. Or, à y réfléchir, si une jeune femme aussi belle n'avait pas trouvé d'époux, c'était parce qu'elle avait été irréprochable. C'était parce qu'elle avait appliqué avec un zèle absolu la règle suprême qui servait de prénom au fils de monsieur Saito. Depuis sept ans, elle avait englouti son existence entière dans le travail. Avec fruit, puisqu'elle avait effectué une ascension professionnelle rare pour un être du sexe féminin.

Mais avec un pareil emploi du temps, il eût été absolument impossible qu'elle convolât en justes noces. On ne pouvait cependant pas lui reprocher d'avoir trop travaillé car, aux yeux d'un Japonais, on ne travaille jamais trop. Il y avait donc une incohérence dans le règlement prévu pour les femmes: être irréprochable en travaillant avec acharnement menait à dépasser l'âge de vingt-cinq ans sans être mariée et, par conséquent, à ne pas être irréprochable. Le sommet du sadisme du système résidait dans son aporie: le respecter menait à ne pas le respecter.

Fubuki avait-elle honte de son célibat prolongé? Certainement. Elle était trop obsédée par sa perfection pour s'autoriser le moindre manquement aux consignes suprêmes. Je me demandais si elle avait parfois des amants de passage: ce qui était hors de doute, c'est qu'elle ne se serait pas vantée de ce crime de lèse-nadeshiko (le nadeshiko, «œillet», symbolise l'idéal nostalgique de la jeune Japonaise virginale). Moi qui connaissais son emploi du temps, je ne voyais même pas comment elle aurait pu se permettre une banale aventure.

J'observais son comportement quand elle avait affaire à un célibataire – beau ou laid, jeune ou vieux, affable ou détestable, intelligent ou stupide, peu importait, pourvu qu'il ne lui fût pas inférieur dans la hiérarchie de notre compagnie ou de la sienne: ma supérieure devenait soudain d'une douceur si appuyée qu'elle en prenait un tour presque agressif. Éperdues de nervosité, ses mains tâtonnaient jusqu'à sa large ceinture qui avait tendance à ne pas rester en place sur sa taille trop mince et remettaient par-devant la boucle qui s'était décentrée. Sa voix se faisait caressante jusqu'à ressembler à un gémissement.

Dans mon lexique intérieur, j'avais appelé ça «la parade nuptiale de mademoiselle Mori». Il y avait quelque chose de comique à regarder mon bourreau se livrer à ces singeries qui diminuaient tant sa beauté que sa classe. Cependant, je ne pouvais m'empêcher d'en avoir le cœur serré, d'autant que les mâles devant lesquels elle déployait cette pathétique tentative de séduction ne s'en apercevaient pas et y étaient donc parfaitement insensiblés. J'avais parfois envie de les secouer et de leur crier:

– Allons, sois un peu galant! Tu n'as pas vu le mal qu'elle se donne pour toi? Je suis d'accord, ça ne l'avantage pas, mais si tu savais comme elle est belle quand elle ne fait pas ces manières! Beaucoup trop belle pour toi, d'ailleurs. Tu devrais pleurer de joie d'être convoité par une telle perle.

Quant à Fubuki, j'aurais tant voulu lui dire:

– Arrête! Tu crois vraiment que ça va l'attirer, ton cinéma ridicule? Tu es tellement plus séduisante quand tu m'injuries et me traites comme du poisson pourri. Si cela peut t'aider, tu n'as qu'à imaginer que lui, c'est moi. Parle-lui en te figurant que tu me parles: tu seras donc méprisante, hautaine, tu lui diras qu'il est un malade mental, un bon à rien – tu verras, il ne restera pas indifférent.

J'avais surtout envie de lui susurrer:

– Ne vaut-il pas mille fois mieux rester célibataire jusqu'à la fin de tes jours que de t'encombrer de ce doigt blanc? Que ferais-tu d'un mari pareil? Et comment peux-tu avoir honte de ne pas avoir épousé l'un de ces hommes, toi qui es sublime, olympienne, toi qui es le chef-d'œuvre de cette planète? Ils sont quasi tous plus petits que toi: ne crois-tu pas que c'est un signe? Tu es un arc trop grand pour ces minables archers.

Quand l'homme-proie s'en allait, le visage de ma supérieure passait, en moins d'une seconde, de la minauderie à l'extrême froideur. Il n'était pas rare, alors, qu'elle croise mon regard narquois. Elle resserrait ses lèvres avec haine.

Dans une compagnie amie de Yumimoto travaillait un Hollandais de vingt-sept ans, Piet Kramer. Bien que non japonais, il avait atteint un statut hiérarchique égal à celui de ma tortionnaire. Comme il mesurait un mètre quatre-vingt-dix, j'avais pensé qu'il était un parti possible pour Fubuki. De fait, quand il passait par notre bureau, elle, se lançait dans une parade nuptiale frénétique, tournant et retournant sa ceinture.

C'était un brave type qui avait bonne allure. Il convenait d'autant mieux qu'il était hollandais: cette origine quasi germanique rendait son appartenance à la race blanche beaucoup moins grave.

Un jour, il me dit:

– Vous avez de la chance de travailler avec mademoiselle Mori. Elle est si gentille!

Cette déclaration m'amusa. Je décidai d'en user: je la répétai à ma collègue, non sans un sourire ironique en mentionnant sa «gentillesse». J'ajoutai:

– Cela signifie qu'il est amoureux de vous.

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