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Mori, le patronyme de Fubuki, signifiait «forêt». Fut-ce pour cette raison qu'à cet instant je posai sur elle des yeux désemparés? Je m'aperçus qu'elle me regardait toujours, l'air interrogateur.

Elle se leva et me fit signe de la suivre. A la cuisine, je m'effondrai sur une chaise.

– Qu'est-ce qu'il vous a dit? me demanda-t-elle.

Je vidai mon cœur. Je parlais d'une voix convulsive, j'étais au bord des larmes. Je ne parvins plus à retenir des paroles dangereuses:

– Je hais monsieur Saito. C'est un salaud et un imbécile.

Fubuki eut un petit sourire:

– Non. Vous vous trompez.

– Évidemment. Vous, vous êtes gentille, vous ne voyez pas le mal. Enfin, pour me donner un ordre pareil, ne faut-il pas être un…

– Calmez-vous. L'ordre ne venait pas de lui. Il transmettait les instructions de monsieur Omochi. Il n'avait pas le choix.

– En ce cas, c'est monsieur Omochi qui est un…

– C'est quelqu'un de très spécial, me coupa-t-elle. Que voulez-vous? C'est le vice-président. Nous n'y pouvons rien.

– Je pourrais en parler au président, monsieur Haneda. Quel genre d'homme est-il?

– Monsieur Haneda est un homme remarquable. Il est très intelligent et très bon. Hélas, il est hors de question que vous alliez vous plaindre à lui.

Elle avait raison, je le savais. Il eût été inconcevable, en amont, de sauter même un seul échelon hiérarchique – à fortiori d'en sauter autant. Je n'avais le droit de m'adresser qu'à mon supérieur direct, qui se trouvait être mademoiselle Mori.

– Vous êtes mon seul recours, Fubuki. Je sais que vous ne pouvez pas grand-chose pour moi. Mais je vous remercie. Votre simple humanité me fait tant de bien.

Elle sourit.

Je lui demandai quel était l'idéogramme de son prénom. Elle me montra sa carte de visite. Je regardai les kanji et m'exclamai:

– Tempête de neige! Fubuki signifie «tempête de neige»! C'est trop beau de s'appeler comme ça.

– Je suis née lors d'une tempête de neige. Mes parents y ont vu un signe.

La liste Yumimoto me repassa dans la tête: «Mori Fubuki, née à Nara le 18 janvier 1961…» Elle était une enfant de l'hiver. J'imaginai soudain cette tempête de neige sur la sublime ville de Nara, sur ses cloches innombrables – n'était-il pas normal que cette superbe jeune femme fût née le jour où la beauté du ciel s'abattait sur la beauté de la terre?

Elle me parla de son enfance dans le Kansai. Je lui parlai de la mienne qui avait commencé dans la même province, non loin de Nara, au village de Shukugawa, près du mont Kabuto – l'évocation de ces lieux mythologiques me mettait les larmes aux yeux.

– Comme je suis heureuse que nous soyons toutes les deux des enfants du Kansai! C'est là que bat le cœur du vieux Japon.

C'était là, aussi, que battait mon cœur depuis ce jour où, à l'âge de cinq ans, j'avais quitté les montagnes nippones pour le désert chinois. Ce premier exil m’avait tant marquée que je me sentais capable de tout accepter afin d'être réincorporée à ce pays dont je m'étais si longtemps crue originaire.

Quand nous retournâmes à nos bureaux qui se faisaient face, je n'avais trouvé aucune solution à mon problème. Je savais moins que jamais quelle était et quelle serait ma place dans la compagnie Yumimoto. Mais je ressentais un grand apaisement, parce que j'étais la collègue de Fubuki Mori.

Il fallait donc que j'aie l'air de m'occuper sans pour autant sembler comprendre un mot de ce qui se disait autour de moi. Désormais, je servais les diverses tasses de thé et de café sans l'ombre d'une formule de politesse et sans répondre aux remerciements des cadres. Ceux-ci n'étaient pas au courant de mes nouvelles instructions et s'étonnaient que l'aimable geisha blanche se soit transformée en une carpe grossière comme une Yankee.

L'ôchakumi ne me prenait hélas pas beaucoup de temps. Je décidai, sans demander l'avis de personne, de distribuer le courrier.

Il s'agissait de pousser un énorme chariot métallique à travers les nombreux bureaux géants et de donner à chacun ses lettres. Ce travail me convenait à merveille. D'abord, il utilisait ma compétence linguistique, puisque la plupart des adresses étaient libellées en idéogrammes – quand monsieur Saito était très loin de moi, je ne cachais pas que je connaissais le nippon. Ensuite, je découvrais que je n'avais pas étudié par cœur la liste Yumimoto pour rien: je pouvais non seulement identifier les moindres des employés, mais aussi profiter de ma tâche pour, le cas échéant, leur souhaiter un excellent anniversaire, à eux ou à leur épouse ou progéniture.

Avec un sourire et une courbette, je disais: «Voici votre courrier, monsieur Shiranai. Un bon anniversaire à votre petit Yoshiro, qui a trois ans aujourd'hui.»

Ce qui me valait à chaque fois un regard stupéfait.

Cet emploi me prenait d'autant plus de temps qu'il me fallait circuler à travers la compagnie entière, qui s'étalait sur deux étages. Avec mon chariot, qui me donnait une contenance agréable, je ne cessais d'emprunter l'ascenseur. J'aimais cela car juste à côté, à l'endroit où je l'attendais, il y avait une immense baie vitrée. Je jouais alors à ce que j'appelais «me jeter dans la vue». Je collais mon nez à la fenêtre et me laissais tomber mentalement. La ville était si loin en dessous de moi: avant que je ne m'écrase sur le sol, il m'était loisible de regarder tant de choses.

J'avais trouvé ma vocation. Mon esprit s'épanouissait dans ce travail simple, utile, humain et propice à la contemplation. J'aurais aimé faire cela toute ma vie.

Monsieur Saito me manda à son bureau. J'eus droit à un savon mérité: je m'étais rendue coupable du grave crime d'initiative. Je m'étais attribué une fonction sans demander la permission de mes supérieurs directs. En plus, le véritable postier de l'entreprise, qui arrivait l'après-midi, était au bord de la crise de nerfs, car il se croyait sur le point d'être licencié.

– Voler son travail à quelqu'un est une très mauvaise action, me dit avec raison monsieur Saito.

J'étais désolée de voir s'interrompre si vite une carrière prometteuse. En outre, se posait à nouveau le problème de mon activité.

J'eus une idée qui parut lumineuse à ma naïveté: au cours de mes déambulations à travers l'entreprise, j'avais remarqué que chaque bureau comportait de nombreux calendriers qui n’étaient presque jamais a jour, soit que le petit cadre rouge et mobile n'eût pas été avancé à la bonne date, soit que la page du mois n'eût pas été tournée.

Cette fois, je n'oubliai pas de demander la permission:

– Puis-je mettre les calendriers à jour, monsieur Saito?

Il me répondit oui sans y prendre garde. Je considérai que j'avais un métier.

Le matin, je passais dans chaque bureau et je déplaçais le petit cadre rouge jusqu'à la date idoine. J'avais un poste: j'étais avanceuse-tourneuse de calendriers.

Peu à peu, les membres de Yumimoto s'aperçurent de mon manège. Ils en conçurent une hilarité grandissante.

On me demandait:

– Ça va? Vous ne vous fatiguez pas trop à cet épuisant exercice?

Je répondais en souriant:

– C'est terrible. Je prends des vitamines.

J'aimais mon labeur. Il avait l'inconvénient d'occuper trop peu de temps, mais il me permettait d'emprunter l'ascenseur et donc de me jeter dans la vue. En plus, il divertissait mon public.

A cet égard, le sommet fut atteint quand on passa du mois de février au mois de mars. Avancer le cadre rouge ne suffisait pas ce jour-là: il me fallait tourner, voire arracher la page de février.

Les employés des divers bureaux m'accueillirent comme on accueille un sportif. J'assassinais les mois de février avec de grands gestes de samouraï, mimant une lutte sans merci contre la photo géante du mont Fuji enneigé qui illustrait cette période dans le calendrier Yumimoto. Puis je quittais les lieux du combat, l'air épuisé, avec des fiertés sobres de guerrier victorieux, sous les banzaï des commentateurs enchantés.

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