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Les Tokyoïtes ont tendance à parler à une vitesse supersonique, surtout quand ils engueulent. Non content d'être originaire de la capitale, le vice-président était un obèse colérique, ce qui encombrait sa voix de scories de fureur grasse: la conséquence de ces multiples facteurs fut que je ne compris presque rien de l'interminable agression verbale dont il martela ma supérieure.

En l'occurrence, même si la langue japonaise m’avait été étrangère, j’aurais saisi ce qui se passait: on était en train d'infliger à un être humain un sort indigne, et ce à trois mètres de moi. C'était un spectacle abominable. J'aurais payé cher pour qu'il cessât, mais il ne cessait pas: le grondement qui sortait du ventre du tortionnaire semblait intarissable.

Quel crime avait pu commettre Fubuki pour mériter pareil châtiment? Je ne le sus jamais. Mais enfin, je connaissais ma collègue: ses compétences, son ardeur au travail et sa conscience professionnelle étaient exceptionnelles. Quels qu'aient pu être ses torts, ils étaient forcément véniels. Et même s'ils ne l'étaient pas, la moindre des choses eût été de tenir compte de la valeur insigne de cette femme de premier ordre.

Sans doute étais-je naïve de me demander en quoi avait consisté la faute de ma supérieure. Le cas le plus probable était qu'elle n'avait rien à se reprocher. Monsieur Omochi était le chef: il avait bien le droit, s'il le désirait, de trouver un prétexte anodin pour venir passer ses appétits sadiques sur cette fille aux allures de mannequin. Il n'avait pas à se justifier.

Je fus soudain frappée par l'idée que j'assistais à un épisode de la vie sexuelle du vice-président, qui méritait décidément son titre: avec un physique de son ampleur, était-il encore capable de coucher avec une femme? En compensation, son volume le rendait d'autant plus apte à gueuler, à faire trembler de ses cris la frêle silhouette de cette beauté. En vérité, il était en train de violer mademoiselle Mori, et s'il se livrait à ses plus bas instincts en présence de quarante personnes, c’était pour ajouter à sa jouissance la volupté de l'exhibitionnisme.

Cette explication était tellement juste que je vis ployer le corps de ma supérieure. Elle était pourtant une dure, un monument de fierté: si son physique cédait, c'était la preuve qu'elle subissait un assaut d'ordre sexuel. Ses jambes l'abandonnèrent comme celles d'une amante éreintée: elle tomba assise sur sa chaise.

Si j'avais dû être l'interprète simultanée du discours de monsieur Omochi, voici ce que j'aurais traduit:

– Oui, je pèse cent cinquante kilos et toi cinquante, à nous deux nous pesons deux quintaux et ça m'excite. Ma graisse me gêne dans mes mouvements, j'aurais du mal à te faire jouir, mais grâce à ma masse je peux te renverser, t'écraser, et j'adore ça, surtout avec ces crétins qui nous regardent. J'adore que tu souffres dans ton orgueil, j'adore que tu n'aies pas le droit de te défendre, j'adore ce genre de viol!

Je ne devais pas être la seule à avoir compris la nature de ce qui se passait: autour de moi, les collègues étaient en proie à un malaise profond. Autant que possible, ils détournaient les yeux et cachaient leur honte derrière leurs dossiers ou l'écran de leur ordinateur.

A présent, Fubuki était pliée en deux. Ses maigres coudes étaient posés sur son bureau, ses poings serrés retenaient son front. La mitraillette verbale du vice-président secouait son dos fragile à intervalles réguliers.

Par bonheur, je ne fus pas assez stupide pour me laisser aller à ce qui, en pareille circonstance, eût été de l'ordre du réflexe: intervenir. Nul doute que cela eût aggravé le sort de l'immolée, sans parler du mien. Cependant, il me serait impossible de prétendre être fière de ma sage abstention. L'honneur consiste le plus souvent à être idiot. Et ne vaut-il pas mieux se conduire comme une imbécile que se déshonorer? Encore aujourd'hui, je rougis d'avoir préféré l'intelligence à la décence. Quelqu'un eût dû s'interposer, et puisqu'il n'y avait aucune chance pour qu’un autre s’y risquât, c’est moi qui eusse dû me sacrifier.

Certes, ma supérieure ne me l'eût jamais pardonné, mais elle aurait eu tort: le pire n'était-il pas de nous conduire comme nous le faisions, d'assister sans broncher à ce spectacle dégradant – le pire ne résidait-il pas dans notre soumission absolue à l'autorité?

J'aurais dû chronométrer l'engueulade. Le tortionnaire avait du coffre. J'avais même l'impression qu'avec la durée, ses cris gagnaient en intensité. Ce qui prouvait, s'il en était encore besoin, la nature hormonale de la scène: semblable au jouisseur qui voit ses forces ressourcées ou décuplées par le spectacle de sa propre rage sexuelle, le vice-président devenait de plus en plus brutal, ses hurlements dégageaient de plus en plus d'énergie dont l'impact physique terrassait de plus en plus la malheureuse.

Vers la fin, il y eut un moment particulièrement désarmant: comme c'est sans doute le cas quand on subit un viol, il se révéla que Fubuki avait régressé. Fus-je la seule à entendre s'élever une frêle voix, une voix de fillette de huit ans, qui gémit par deux fois:

– Okoruna. Okoruna.

Ce qui signifie, dans le registre du langage fautif le plus enfantin, le plus familier, celui qu'emploierait une petite fille pour protester contre son père, c'est-à-dire celui auquel ne recourait jamais mademoiselle Mori pour s'adresser à son supérieur:

– Ne te fâche pas. Ne te fâche pas.

Supplication aussi dérisoire que si une gazelle déjà taillée en morceaux et à demi dévorée demandait au fauve de l'épargner. Mais surtout manquement ahurissant au dogme de la soumission, de l'interdiction de se défendre contre ce qui vient d'en haut. Monsieur Omochi sembla un rien décontenancé par cette voix inconnue, ce qui ne l'empêcha pas de crier de plus belle, au contraire: peut-être même y avait-il dans cette attitude enfantine de quoi le satisfaire davantage.

Une éternité plus tard, soit que le monstre fût lassé du jouet, soit que ce tonifiant exercice lui eût donné faim pour un double sandwich futon-mayonnaise, il s'en alla.

Silence de mort dans la section comptabilité. A part moi, personne n'osait regarder la victime. Celle-ci resta prostrée quelques minutes. Quand elle eut la force de se lever, elle fila sans prononcer un mot.

Je n'eus aucune hésitation quant à l'endroit où elle avait couru: où vont les femmes violées? Là où de l'eau coule, là où l'on peut vomir, là où il y a le moins de monde possible. Dans les bureaux de Yumimoto, l'endroit qui répondait le mieux à ces exigences était les toilettes. Ce fut là que je commis ma gaffe.

Mon sang ne fit qu'un tour: il fallait que j'aille la réconforter. J'eus beau tenter de me raisonner en pensant aux humiliations qu'elle m'avait infligées, aux insultes qu'elle m'avait jetées en pleine figure, ma ridicule compassion eut le dessus. Ridicule, je maintiens: tant qu'à agir en dépit du bon sens, j'aurais été cent fois mieux inspirée de m'interposer entre Omochi et ma supérieure. Au moins, c'eût été courageux. Alors que mon attitude finale fut simplement gentille et bête.

Je courus aux toilettes. Elle était en train de pleurer devant un lavabo. Je pense qu'elle ne me vit pas entrer. Malheureusement, elle m'entendit lui dire:

– Fubuki, je suis désolée! Je suis de tout cœur avec vous. Je suis avec vous.

Déjà je m'approchais d'elle, lui tendant un bras vibrant de réconfort quand je vis se tourner vers moi son regard éberlué de colère. Sa voix, méconnaissable de fureur pathologique, me rugit:

– Comment osez-vous? Comment osez-vous?

Je ne devais pas être dans un jour d'intelligence car j'entrepris de lui expliquer:

– Je ne voulais pas vous importuner. Je voulais seulement vous dire mon amitié…

Au paroxysme de la haine, elle rejeta mon bras comme un tourniquet et cria:

– Voulez-vous vous taire? Voulez vous partir?

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