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– Vous avez trop d'imagination. Chaque après-midi, je vais à pied du débarcadère à ici et je n'ai jamais vu aucun fantôme.

– Il ne s'agit pas de fantôme. C'est une présence. Une présence déchirante. Je nel peux pas vous en dire plus.

L'infirmière brûlait de demander à la jeune fille si elle avait entendu parler dej la précédente maîtresse de Loncours. Elle posa sa question de manière détournée:

– J'aime beaucoup vos chemises de nuit blanches.

– Moi aussi. C'est le Capitaine qui me les a offertes.

– Elles sont magnifiques. Quelle qualité! Je n'en ai jamais vu de telles dans le commerce.

– C'est parce qu'elles sont anciennes. Le Capitaine m'a dit qu'il les tenait de sa mère.

«Elle n'est au courant de rien», conclut la masseuse.

– C'est triste de posséder de telles chemises de nuit quand on est défigurée. Un pareil vêtement exige un visage parfait.

– Vous n'allez pas recommencer à vous plaindre, Hazel!

– Je voudrais vous en offrir une. Cela vous irait si bien.

– Je refuse. On ne donne pas ce qu'on a reçu.

– Permettez-moi au moins de vous dire ceci: vous êtes belle. Très belle. Alors faites-moi plaisir: soyez-en heureuse, jouissez-en. C'est un tel cadeau.

Avant d'aller au débarcadère, Françoise marcha le long du rivage. Vingt minutes suffisaient à boucler le tour de l'île.

L'infirmière n'était pas du genre à croire aux présences mystérieuses. Elle savait qu'un être humain s'était noyé ici, vingt ans auparavant: elle n'avait donc pas besoin de recourir à l'irrationnel pour trouver ces lieux angoissants.

Contrairement à ses espérances, elle ne repéra aucune tombe. «Suis-je sotte, aussi, de la chercher! Loncours n'allait pas prendre un tel risque. S'il fallait marquer d'une sépulture chaque endroit où quelqu'un s'est tué, la terre et la mer ne seraient plus que cimetières.»

Cependant, sur la rive qui faisait face à Nœud, elle avisa une avancée de pierre en forme de flèche qui fendait les eaux. Elle la contempla longtemps et, sans qu elle fût sûre de rien, son cœur se serra.

Le lendemain, à son arrivée sur l'île, elle croisa le Capitaine qui partait.

– Je dois aller à Nœud régler quelques affaires. Exceptionnellement, le bateau effectuera un aller-retour de plus aujourd'hui. N'ayez crainte, il sera ici à l'heure pour vous ramener sur le continent. Je vous laisse seule avec notre petite malade.

La visiteuse se dit que c'était trop beau pour être vrai. Elle eut peur que ce ne fût un piège et marcha à une lenteur extrême jusqu'au manoir, de manière à voir Loncours monter à bord du rafiot. Quand ce dernier appareilla, elle referma la porte derrière elle et courut au fumoir.

Il y avait là un secrétaire dont elle ouvrit chaque tiroir. Parmi des paperasses, elle tomba sur de vieilles photographies; parmi elles, un portrait daté de 1893 – «l'année de ma naissance», eut-elle le temps de se dire avant de s'apercevoir qu'il montrait une jeune fille belle comme un ange. Un prénom était écrit au dos, à l'encre: «Adèle».

L'intruse la regarda: elle semblait avoir dix-huit ans. Sa fraîcheur et sa grâce coupaient la respiration.

Françoise songea soudain que Loncours n'était pas l'unique geôlier de cette demeure. Elle referma les tiroirs et monta rejoindre sa patiente.

Cette dernière l'attendait, pâle comme un linge.

– Vous avez dix minutes de retard.

– Est-ce une raison pour avoir une tête pareille?

– Vous ne vous rendez pas compte! Vous êtes l'événement de mes jours. Vous n'aviez jamais eu de retard auparavant.

– C'est parce que je prenais congé du Capitaine qui va passer l'après-midi sur le continent.

– Il partait? Il ne m'en avait pas avertie.

– Des affaires à régler, m'a-t-il dit. Il sera de retour ce soir.

– Quel dommage. J'aurais aimé qu'il ne revienne pas et que vous ayez reçu pour mission de me garder cette nuit.

– Je pense que vous n'avez aucun besoin d'être gardée, Hazel.

– C'est d'une amie que j'ai besoin, vous le savez. Quand j'étais petite, il n'était pas rare que Caroline vienne dormir chez moi. Nous restions des nuits entières à nous raconter des histoires, à inventer des jeux, à rire. J'aimerais que ça recommence.

– Ce n'est plus de notre âge.

– Rabat-joie!

Pendant que la jeune fille avait le thermomètre en bouche, l'infirmière songea à lui poser des questions. Hélas, elle supposa qu'un des sbires de Loncours le remplaçait à son poste d'écoute. Il fallait d'ailleurs espérer qu'on ne l'avait pas vue sortir du fumoir.

– 38.

Elle passa quelques instants dans la salle d'eau, puis revint et commença le massage rituel. Elle était sûre, désormais, que Hazel lui avait toujours parlé librement, sans soupçonner la surveillance exercée par le vieillard sur leurs conversations; elle voulait à présent sonder la jeune fille sur un autre sujet. L'infirmière prit la parole d'une voix anodine:

– J'ai pensé à notre conversation d'hier. Vous aviez raison: les prénoms, c'est important. Il y en a qui font rêver. Quel est votre prénom préféré, pour une fille?

– Avant, c'était Caroline. Maintenant, c'est Françoise.

– Vous confondez vos goûts avec vos amitiés.

– Ce n'est qu'en partie vrai. Par exemple, si vous vous étiez appelée Josyane, ce ne serait pas devenu mon prénom favori.

– N'y a-t-il pas des prénoms que vous aimez sans avoir rencontré personne qui les porte? continua l'aînée, espérant que le valet qui les écoutait ne lui reprocherait pas ces questions qui n'avaient rien de médical.

– Je n'y ai jamais réfléchi. Et vous?

– Moi, j'aime le prénom Adèle. Pourtant, je n'ai jamais connu d'Adèle.

La pupille éclata de rire; la masseuse se demanda comment elle devait l'interpréter.

– Vous n'êtes pas différente de moi! Adèle, ça ressemble à votre manière française de prononcer mon prénom.

– C'est vrai, je n'y avais pas songé, dit l'infirmière, stupéfaite.

– Comme moi, vous tirez vos goûts de vos amitiés. Pour autant que je suis votre amie, ajouta-t-elle d'une voix plus grave.

– Vous savez bien que vous l'êtes. Croyez-vous que Hazel et Adèle aient la même signification?

– Sûrement pas. Mais le son est souvent plus important que le sens. Adèle: oui, c'est beau. Je n'ai jamais connu d'Adèle, moi non plus.

«Elle ne ment pas», pensa la visiteuse.

Françoise Chavaigne consulta à nouveau les registres de l'hôpital de Nœud: aucune Adèle n'y était morte en 1903.

Elle fit un effort de mémoire pour se rappeler à quoi ressemblait l'écriture de Loncours: «Je me fatigue peut-être en vain, si c'est une infirmière qui a noté sous sa dictée – ou si l'écriture, au dos de la photographie, n'était pas celle du Capitaine.»

Elle passa en revue tous les décès féminins de 1903: une hécatombe ordinaire. «Les hôpitaux ne sont que des mouroirs», se dit-elle. Elle avait presque fini son inventaire quand, en date du 28 décembre 1903, elle avisa:

«Décès: A. Langlais, née à Pointe-à-Pitrele 17/1/1875.»

A., ce pouvait être Adèle, bien sûr, mais aussi Anne, Amélie ou Angélique. Pourtant l'écriture, d'une finesse extrême, évoquait celle vue au verso du cliché. Par ailleurs, deux éléments retenaient son attention. Le bistrotier lui avait raconté que Loncours avait ramené à bord de son bateau cette femme qui, cependant, ne portait pas un prénom étranger: la Guadeloupe convenait bien à cette histoire. En outre, la date de naissance coïncidait avec l'âge supposé de la jeune fille sur la photo.

Enfin, la cause de la mort n'était pas précisée: ce n'était pas plus normal que ce prénom limité à son initiale. La règle voulait que les noms fussent inscrits en entier et que la maladie ou la circonstance du décès fût indiquée. «Quelle erreur, Capitaine! Le silence est plus tapageur que tout. En plus, vous auriez pu omettre le "née à", qui pouvait rester sous-entendu et qui me signale le sexe du cadavre. Evidemment, vous ne pouviez pas vous douter que, vingt années après les faits, une curieuse viendrait mettre son nez dans vos secrets.»

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