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– Ceux-ci ne parlent pas, ils bavardent. J'espère que vous ne me rangez pas parmi eux.

– Vous, j'aime vous écouter. Vos récits sont des voyages.

– Si c'est le cas, tout le mérite vous en revient. C'est l'auditeur qui forge la confidence. Si votre oreille ne me paraissait pas amie, elle ne m'inspirerait rien. Vous avez un talent rare, celui d'écouter.

– Je ne suis pas la seule qui aimerait vous écouter.

– C'est possible, mais je ne crois pas que les autres le feraient aussi bien. Quand je suis avec vous, j'ai une impression très étrange: celle d'exister. Quand vous n'êtes pas là, c'est comme si je n'existais pas. Je ne parviens pas à expliquer ça. J'espère que je ne guérirai jamais. Le jour où je ne serai plus malade, vous ne me rendrez plus visite. Et je n'existerai plus jamais.

L'infirmière, émue, ne trouva rien à dire. Il y eut un très long silence.

– Vous voyez: même quand je me tais, j'ai l'impression que vous m'écoutez.

– C'est le cas.

– Puis-je vous demander une faveur pour le moins bizarre, Françoise?

– Laquelle?

– Le 31 mars, j'aurai vingt-trois ans. Vous m'offrirez un cadeau merveilleux: c'est que, à cette date, je ne serai pas guérie.

– Taisez-vous, dit la jeune femme, terrifiée à l'idée qu'on les écoute.

– J'insiste: je veux être encore malade le jour de mon anniversaire. Nous sommes le 4 mars. Organisez-vous.

– N'insistez plus, répondit-elle en parlant bien fort à l'intention d'éventuelles oreilles.

Françoise Chavaigne passa par la pharmacie puis retourna à l'hôpital. Elle resta de longues heures à méditer dans sa chambre. Elle se rappela que le Capitaine avait demandé à sa directrice de lui envoyer une infirmière sans lunettes: elle comprenait à présent que c'était pour éviter le reflet des verres.

La nuit, dans son lit, elle pensa: «J'ai bien l'intention de la guérir. Et pour cette raison, Hazel, vous serez exaucée au-delà de vos espérances.»

Chaque après-midi, l'infirmière revenait à Mortes-Frontières. Sans se l'avouer, elle attendait ces visites avec autant d'impatience que la pupille.

– Je ne vous étonnerai pas, Françoise, en vous déclarant que vous êtes ma meilleure amie. Vous pourriez considérer que cela va de soi puisque vous êtes ici ma seule véritable compagnie féminine. Et pourtant, depuis mon enfance, je n'ai jamais eu d'amie à laquelle j'aie tenu autant qu'à vous.

Ne sachant que dire, l'infirmière hasarda un lieu commun:

– C'est important, l'amitié.

– Quand j'étais petite, c'était ma religion. A New York, j'avais une meilleure amie qui s'appelait Caroline. Je lui vouais un culte. Nous étions inséparables. Comment expliquer à un adulte la place qu'elle occupait dans ma vie? A cette époque-là, j'avais l'ambition de devenir ballerine, et elle de gagner tous les concours hippiques du monde. Pour elle, je me convertis à l'équitation et elle, pour moi, se convertit à la danse. J'avais aussi peu de dispositions pour le cheval qu'elle en avait pour les entrechats, mais le but du jeu consistait à être ensemble. L'été, je passais mes vacances dans les Catskills et elle à Cape Cod: un mois l'une sans l'autre, qui nous paraissait une torture. Nous nous écrivions des lettres que les amoureux seraient incapables de rédiger. Pour m'exprimer la souffrance de notre séparation, Caroline alla jusqu'à s'arracher un ongle entier, celui de l'annulaire gauche, qu'elle colla sur sa missive.

– Pouah.

– De six à douze ans, cette amitié fut mon univers. Ensuite mon père connut son revers de fortune et il fallut quitter New York. Quand j'annonçai la nouvelle à Caroline, ce fut un drame. Elle pleura, hurla qu'elle partirait avec moi. Nous passâmes une nuit entière à nous entailler les poignets pour devenir sœurs de sang, à faire des serments insensés. Elle supplia ses parents de renflouer les miens – en vain, bien sûr. Le jour du départ, je crus mourir. La malchance voulut que je ne meure pas. Quand le paquebot s'éloigna du quai, le traditionnel ruban de papier nous reliait. Lorsqu'il se rompit, je ressentis dans mon corps une cassure indicible.

– Si malgré la ruine de vos parents elle vous aimait toujours, c'est que c'était une véritable amie.

– Attendez la suite. Nous commençâmes une correspondance enflammée. Nous nous disions tout. «La distance n'est rien quand on s'aime aussi fort», m'écrivait-elle. Et puis, peu à peu, ses lettres s'affadirent. Caroline avait arrêté le ballet et s'était mise au tennis avec une certaine Gladys. «Je me suis fait couper le même tailleur que Gladys… J'ai demandé au coiffeur de me couper les cheveux comme Gladys…» Mon cœur se glaçait quand je lisais cela. Ensuite, il y eut pire: Gladys et elle s'éprirent d'un certain Brian. Le ton des lettres de Caroline en prit un coup. Des déclarations ferventes et vibrantes, elle était passée à: «Brian a regardé Gladys hier pendant au moins une minute. Je me demande ce qu'il lui trouve: elle est moche, elle a un gros derrière.» J'étais gênée pour elle. La merveilleuse enfant s'était métamorphosée en une femelle hargneuse.

– C'était la puberté.

– Sans doute. Mais moi aussi, je grandissais, et je ne devenais pas pour autant comme elle. Bientôt, elle n'eut plus rien à me dire. A partir de 1914, je n'ai plus reçu de nouvelles d'elle. Je l'ai vécu comme un deuil.

– A Paris, vous aviez sûrement des amies.

– Rien de comparable. Quand une nouvelle Caroline se serait présentée à moi, je n'aurais pas voulu me lier à elle. Comment aurais-je pu croire encore à l'amitié? Mon élue avait trahi tous nos serments.

– C'est triste.

– Pire que ça. En se parjurant, Caroline avait effacé nos six années glorieuses. C'est comme si elles n'avaient jamais existé.

– Que vous êtes intransigeante!

– Vous me comprendriez si vous aviez vécu cela.

– Je n'ai jamais connu une telle amitié, en effet. J'ai des amies d'enfance que je revois de temps en temps avec plaisir. Cela ne va pas plus loin.

– C'est drôle: j'ai sept ans de moins que vous et, pourtant, j'ai l'impression que vous êtes intacte et que je suis ravagée. Enfin, peu importent les souffrances du passé puisque maintenant j'ai la meilleure des amies: vous.

– Je trouve que vous donnez facilement votre amitié.

– C'est faux! s'indigna la jeune fille.

– Je n'ai rien fait pour mériter votre amitié.

– Vous venez me soigner ici chaque jour avec dévouement.

– C'est mon métier.

– Est-ce une raison pour ne pas vous en être reconnaissante?

– En ce cas, vous auriez éprouvé une amitié identique pour n'importe quelle infirmière qui aurait tenu ma place.

– Sûrement pas. Si ce n'avait pas été vous, ce n'eût été que de la gratitude.

Françoise se demandait si le Capitaine écoutait les déclarations d'Hazel et ce qu'il en pensait.

Ce dernier l'interrogea:

– Comment évolue notre malade?

– C'est stationnaire.

– Elle a l'air d'aller mieux, cependant.

– Elle a beaucoup moins de fièvre. C'est grâce au traitement que je lui administre.

– En quoi consiste ce traitement?

– Je lui fais chaque jour une injection de Grabatérium, une substance puissamment pneumonarcotique. Elle prend aussi des capsules de bronchodilatateurs et du Bramboran. Des lavements occasionnels permettent d'évacuer les purulences internes. Les massages ont un pouvoir expectorant grâce auquel la pleurite ne s'étend pas.

– Vous me parlez hébreu. Y a-t-il de l'espoir?

– Il y en a. Mais cela prendra du temps et, même en cas de guérison, il ne faudra pas arrêter la thérapie: les rechutes de pleurésie ne pardonnent pas.

– Etes-vous toujours disposée à lui prodiguer vos soins quotidiens?

– Au nom de quoi le refuserais-je?

– Très bien. J'insiste sur un point: ne vous faites pas remplacer, même pour un jour.

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