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– Je le hais! protesta la pupille.

– Peut-être auriez-vous préféré n'être ni belle ni laide, semblable à la multitude, invisible, insignifiante, sous prétexte que la liberté consiste à être quelconque. Eh bien, je suis navrée pour vous, vous êtes loin du compte, il faudra vous habituer à cette désolante réalité: vous êtes si belle qu'un amateur éclairé a voulu vous dérober à votre propre regard pour jouir seul du spectacle. Il y a réussi cinq années durant. Hélas, cher Capitaine, les meilleures choses ont une fin. Les pires hantises se réalisent. Il va falloir partager le trésor avec beaucoup d'autres gens, dont le trésor lui-même – charité bien ordonnée… Hazel, en l'honneur de votre anniversaire, je vous offre à vos yeux.

Françoise empoigna la jeune fille par les épaules et la jeta devant la psyché. La pupille, tel un satellite, entra dans le champ d'attraction du miroir et en devint aussitôt prisonnière: elle venait de rencontrer son image.

Vêtu d'une chemise de nuit blanche et de longs cheveux épars, le reflet était d'une fée. Son visage était celui qui revient une ou deux fois par génération et qui obsède le cœur humain jusqu'à l'oubli de sa misère. Découvrir une telle beauté, c'était guérir de tous ses maux pour contracter aussitôt une maladie plus grave encore et que la Mort en personne ne rend pas plus supportable. Celui qui la voyait était sauvé et perdu.

Quant à ce que pouvait ressentir celle qui se découvrait telle, nul ne le saura jamais, à moins d'être elle.

Hazel finit par cacher son visage derrière ses mains en balbutiant:

– J'avais raison: qu'y a-t-il de plus effrayant qu'un miroir?

Elle s'évanouit.

Françoise s'empressa de la ranimer.

– Reprenez-vous! Vous tomberez dans les pommes quand nous serons hors de danger.

– Ce qui m'arrive est tellement ahurissant. J'ai l'impression d'avoir été assommée.

– C'est un sacré choc, en effet.

– Plus que vous ne l'imaginez. Je me souviens de moi avant le bombardement: je n'étais pas… comme ça. Que s'est-il passé?

– Il s'est passé que vous êtes sortie de l'adolescence.

La jeune fille restait inerte, incrédule. L'infirmière se mit à réfléchir à haute voix:

– A présent, il va falloir débattre d'un plan de campagne. Mieux vaut ne pas attendre que les sbires se réveillent. L'idéal serait que nous trouvions une arme. Où diable pourrait-il y en avoir une dans cette maison?

Loncours rugit derrière son bâillon. Il montra la psyché avec son menton.

– Qu'essayez-vous de me dire? demanda Mlle Chavaigne. Qu'un miroir est une arme?

Il fit non de la tête et continua à désigner la glace. Françoise la retourna: un pistolet y était accroché. Elle s'en empara et vérifia qu'il était chargé.

– Bonne idée, de ranger ensemble les objets dangereux. Si vous nous révélez si aisément vos cachettes, c'est que vous voulez coopérer. Je vais donc vous enlever le bâillon: au moindre cri, je vous assure que je n'hésiterai pas à tirer.

Elle retira la chemise de sa bouche. Il respira et dit:

– Vous n'avez rien à craindre. Je suis de votre côté.

– Dites plutôt que vous êtes notre otage. Le jour où j'aurai confiance en vous ne risque pas d'arriver. Vous m'avez séquestrée, vous m'avez menacée de mort…

– J'avais alors à perdre. Plus maintenant.

– Hazel est encore sous votre toit.

– Oui, mais elle sait. Je l'ai perdue.

– Vous pourriez être tenté de la garder par la force.

– Non. Contrairement à ce que vous pensez, je n'aime pas contraindre. Pendant ces cinq années merveilleuses, j'ai gardé Hazel par la ruse: l'avoir par violence ne me tente pas. Je suis un délicat.

– Et il se vante, en plus.

– Evidemment, un homme délicat, vous ne devez pas savoir ce que c'est, ma pauvre demoiselle.

– Ce que vous avez fait ne me paraît pas le signe d'une grande délicatesse.

– Peu importent mes torts puisque je les rachète. Je suis à la tête d'une fortune colossale. Je l'offre à Hazel jusqu'au dernier sou.

– Je ne pense pas que votre argent puisse effacer le vol de cinq années de sa vie.

– Ne soyez pas grotesque, avec vos lieux communs. D'abord, elle n'a pas été si malheureuse. Ensuite, pour une orpheline sans le sou, acquérir un tel pactole sans avoir dû épouser quiconque, ce n'est pas mal.

– Vous la prenez pour une putain ou quoi?

– Au contraire. Il n'y a aucun être au monde que j'aie autant aimé. Elle le sait, c'est pourquoi elle acceptera.

– Elle a surtout à se venger. Qu'attendez-vous, bon sang? continua-t-elle en se tournant vers la jeune fille. Vous restez là, prostrée, absente, alors que vous avez enfin compris de quelle imposture vous étiez la victime depuis si longtemps. Vous rappelez-vous quand vous me disiez que le Capitaine cachait quelque chose, qu'il avait un secret et que ce devait être grave? Eh bien, c'était votre visage, le secret, dont la beauté aurait déjà dû incendier le monde depuis cinq années – cinq années que vous avez étouffées dans le dégoût de vous-même. Le criminel est devant vous, pieds et poings liés.

– Que voulez-vous que je fasse? murmura la pupille qui restait assise par terre, immobile.

– Frappez-le, giflez-le, insultez-le, crachez-lui dessus!

– A quoi cela servirait-il?

– A vous soulager!

– Ça ne me soulagerait pas.

– Vous me décevez. M'autorisez-vous à vous remplacer? J'aimerais bien, moi, le secouer comme un prunier en lui disant ses quatre vérités, à ce vieux salaud répugnant!

Ces paroles réveillèrent la jeune fille qui se leva et s'interposa entre Françoise et Loncours en suppliant:

– Laissez-le tranquille!

– Vous avez pitié de lui?

– Je lui dois tout.

L'infirmière en resta bouche bée, puis elle reprit, au comble de la fureur, en gardant le pistolet braqué sur la tête du vieillard:

– Les bras m'en tombent! Seriez-vous stupide?

– Sans lui, je ne serais rien, ânonnait la pupille.

– Vous dites ça pour la fortune qu'il vous offre? C'est le moindre des dédommagements, si vous voulez mon avis.

– Non, je pensais aux choses sans prix qu'il m'a données.

– Oui: une prison, le viol hebdomadaire, l'abjection – ça vous plaisait, au fond? Il avait raison, ce vieux cochon.

La jeune fille secoua la tête avec indignation.

– Vous n'avez rien compris. Ce n'était pas comme ça.

– Enfin, Hazel, c'est vous-même qui m'avez dit que ça vous dégoûtait, que ça vous rendait malade, que chaque nuit vous redoutiez sa venue dans votre lit!

– C'est la vérité. Mais ce n'est pas si simple.

Françoise prit une chaise et s'assit, comme effondrée par ce qu'elle entendait, sans pour autant cesser de viser la tempe de Loncours.

– Expliquez-moi donc la ridicule complexité de vos états d'âme.

– Je viens juste de rencontrer mon visage. Selon vous, c'est un motif pour lui en vouloir – et en effet je lui en veux, car je souffrais de me croire laide. Pourtant, ce visage, je le lui dois.

– Qu'est-ce que c'est que cette histoire?

– Comme je vous l'ai dit, je ne me suis pas tout à fait reconnue… j'étais jolie mais là je suis si… belle. Vous invoquez la fin de l'adolescence: cela ne me paraît pas suffisant, j'avais déjà presque dix-huit ans. Non: j'ai la conviction que c'est lui qui m'a rendue telle.

– Il vous a opérée? lança l'infirmière avec mépris.

– Non. Il m'a aimée. Il m'a tant aimée.

– Vous avez grandi et maigri. Il n'y est pour rien.

– Pour le corps, vous avez peut-être rai son. Pas pour le visage. Si je n'avais pas reçu un si grand amour, mes traits n'auraient pas acquis cette lumière et cette grâce.

– Je dirais plutôt que si vous n'aviez pas été enfermée pendant cinq ans avec un vieux gâteux pour seule compagnie, vous ne proféreriez pas de telles âneries. Prenez un laideron, couvrez-le d'amour et vous verrez l'inanité de votre théorie.

– Je ne nie pas mes atouts. Mais c'est lui qui en a révélé la beauté. Il fallait un amour aussi fort que le sien pour que naisse une telle harmonie.

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