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– Je ne sais pas. La méchanceté, la fourberie, la malhonnêteté – tout ce que peut cacher un beau visage comme le vôtre.

– Mais qu'ai-je à gagner à vous mentir et pourquoi votre gentil Capitaine me séquestrerait-il, alors?

– Il vous garde pour moi, afin que vous puissiez continuer à me soigner.

– Vous soigner? Vous êtes en parfaite santé. Sans doute un rien anémiée par le manque d'air et d'exercice, c'est tout. La seule chose dont il faille vous guérir, c'est de ce poison que votre tuteur vous a inoculé.

– Pourquoi me racontez-vous soudain de telles énormités?

– Pour vous sauver! J'ai de l'amitié pour vous, je ne pouvais plus supporter de vous voir vivre un tel enfer.

– Si vous avez de l'amitié pour moi, laissez-moi tranquille.

– Pourquoi refusez-vous de me croire? Tenez-vous donc tant à vous croire un monstre quand je vous répète que je n'ai jamais vu quelqu'un d'aussi beau?

– Je ne veux pas nourrir de faux espoirs. Vous ne pouvez me fournir aucune preuve de ce que vous avancez.

– Et vous, vous n'avez aucune preuve du contraire.

– Si. Je me souviens très bien de la première fois que vous m'avez vue. Vous avez eu un choc profond, vous n'avez pas réussi à le cacher.

– C'est exact. Savez-vous pourquoi? Parce que je n'avais jamais vu un visage aussi sublime. Parce qu'une telle beauté est rare et choque ceux qui la voient.

– Menteuse! Menteuse! Taisez-vous! dit la pupille qui éclata en sanglots.

– Pourquoi vous mentirais-je? Mon intérêt, en ce moment, serait de filer à Nœud par la mer: je suis une excellente nageuse, je pourrais y parvenir. J'ai pris le risque insensé de rentrer dans la prison que je venais de fuir et ce serait pour vous mentir?

Hazel secouait convulsivement la tête.

– Si je suis belle, pourquoi avez-vous tant tardé à me le dire?

– Parce que les moindres de nos paroles étaient surveillées. Un conduit relie votre chambre au fumoir d'où le Capitaine nous écoutait. J'ai songé à vous l'écrire mais j'étais fouillée avant d'entrer ici, le moindre de mes papiers était inspecté, le moindre de mes crayons était confisqué. Je puis vous le dire maintenant parce qu'ils dorment – du moins, je l'espère.

La jeune fille sécha ses larmes en soupirant:

– Je voudrais vous croire. Je n'y parviens pas.

– Votre tuteur possède le seul vrai miroir de cette maison. Il est dans sa chambre. Nous pourrions aller le chercher.

– Non, je ne veux pas. La dernière fois que je me suis vue, j'ai trop souffert.

L'infirmière respira un grand coup, pour s'efforcer de garder son calme.

– C'est donc vrai, ce qu'on m'avait dit. Les prisonniers ne veulent pas de la liberté. Vous me faites le coup de Fabrice del Dongo: vous aimez votre cachot. Il n'y a pas d'autre verrou à votre porte que votre prétendue laideur: je viens vous en offrir la clef et vous n'en voulez pas.

– Ce serait la négation de ce que j'ai vécu depuis cinq ans.

– Je vais finir par croire que vous y tenez, à ces cinq années avec votre vieillard! Allons, cessez cette comédie et suivez-moi.

Il y eut un combat. Françoise tirait Hazel qui se servait de sa grande force d'inertie pour rester au lit.

– Folle! Voulez-vous qu'ils nous entendent?

– Je ne veux pas de ce miroir!

Proche de l'exaspération, Françoise alluma la lumière. Elle prit la jeune fille par les épaules et l'approcha à dix centimètres de sa figure.

Regardez-vous dans mes yeux! Vous ne verrez pas grand-chose, mais assez pour constater que vous n'avez rien de monstrueux.

Fascinée, Hazel ne détourna pas le regard.

– Vos pupilles sont gigantesques.

– Elles se dilatent quand il y a quelque chose d'admirable à contempler.

Tandis que la jeune fille se mirait, Françoise répondait mentalement à Loncours: «Vous aviez raison: ce n'est pas pour rien que le caducée relie Mercure à la méde ciné. Je suis autant messagère qu'infirmière.» Puis elle reprit la parole:

– Alors, vous avez vu?

– Je ne sais pas. Je vois un visage lisse et d'aspect normal.

– Dans un œil, vous ne pourrez pas espérer davantage. Maintenant, venez, et soyez le plus silencieuse possible.

Elles quittèrent la chambre et marchèrent sur la pointe des pieds jusqu'à celle du vieillard. L'aînée chuchota à la cadette:

– Il faudra d'abord le neutraliser.

Elles entrèrent et refermèrent la porte derrière elles. Grâce au somnifère, Omer Loncours dormait en paix, bouche grande ouverte, l'air inoffensif.

Françoise ouvrit une armoire et prit deux chemises. Elle murmura à Hazel en lui en jetant une:

– Vous lui enfoncerez ça dans le gosier pendant que je lui ligoterai les poignets avec les manches de celle-ci.

Le vieil homme ouvrit des yeux terrifiés sans pouvoir crier, car il était déjà bâillonné.

– Prenez encore une chemise et attachez-lui les chevilles, ordonna l'infirmière.

Avant qu'il ait compris ce qui se passait, il était immobilisé dans son lit, pieds et poings liés.

– Et maintenant, cherchons ce miroir.

Elles eurent beau ouvrir placards et garde-robe et les fouiller, elles ne trouvèrent pas de glace.

– Evidemment, il l'a caché, ce vieux sacripant, grommela Françoise.

Elle choisit l'attaque directe:

– Cher monsieur, il est hors de question que nous vous enlevions votre bâillon. En revanche, il n'est pas impossible que nous nous livrions à quelques jeux assez désagréables sur votre personne si vous ne coopérez pas immédiatement.

Avec son menton, Loncours désignait la bibliothèque.

– Le miroir est-il derrière les livres? Faut-il tous les enlever?

Il faisait non de la tête et, avec ses mains attachées, suggérait qu'il fallait pousser l'un d'entre eux.

– Lequel? Il y a des centaines de livres.

– Enlevons-lui la chemise et il le dira.

– Sûrement pas! Il en profiterait pour appeler ses sbires! Non, cherchons un titre qui évoque le miroir.

Hazel trouva Alice au pays des merveilles et De Vautre côté du miroir: elle les enfonça sans aucun résultat. Elles allaient se décourager quand l'infirmière se souvint des paroles du Capitaine: «Un roman, c'est un miroir que l'on promène le long du chemin.» Elle se rua au rayon Stendhal et poussa Le Rouge et le Noir.

La bibliothèque glissa sur le côté pour laisser place à une psyché si vaste et si haute qu'un cheval entier eût pu s'y mirer.

– C'est le comble, remarqua Françoise. Dans cette maison d'où la moindre glace est bannie, se trouve le miroir le plus grand que j'aie jamais vu!

– Et le plus beau, murmura la pupille.

– Il sera vraiment beau quand il vous reflétera, Hazel.

– Vous d'abord, supplia la cadette. Je veux être sûre que cette glace-ci ne ment pas.

Françoise s'exécuta. La psyché la montra telle qu'elle était, semblable en majesté à la déesse Athéna.

– Bon. A vous.

La petite tremblait comme une feuille.

– Je ne peux pas. J'ai trop peur.

L'aînée se fâcha:

– Ne me dites pas que je me suis donné tant de mal pour rien!

– Qu'y a-t-il de plus effroyable qu'un miroir?

Le vieillard regardait et écoutait avec une délectation extrême, comme s'il vivait enfin une scène longtemps attendue.

L'infirmière se radoucit:

– Vous avez si peur d'être belle? Je comprends, même si je le suis moins que vous. La laideur, c'est rassurant: il n'y a aucun défi à relever, il suffit de s'abandonner à sa malchance, de s'en gargariser, c'est si confortable. La beauté, c'est une promesse: il faut pouvoir la tenir, il faut être à la hauteur. C'est difficile. Il y a quelques semaines, vous disiez que c'était un cadeau sublime. Mais tout le monde n'a pas envie de recevoir une telle faveur, tout le monde n'a pas envie d'être élu, de voir la stupéfaction charmée dans le regard des autres, d'incarner le rêve des humains, de s'affronter dans la glace chaque nouveau matin pour constater les éventuels dégâts du temps. La laideur, elle est étale, promise à durer. Et puis, elle fait de vous une victime, et vous aimez tellement ce martyre…

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