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(Crab n'oublie pas pour autant cette variété de silence qui tient plutôt de la farine ou de la suie.)

Il devine tout de suite, au grain particulier de tel silence, au cristal unique de tel autre, et sans se tromper jamais, par quoi ou par qui ils seront finalement rompus. D'après leur poids, leur densité, leur profondeur ou épaisseur, en fonction de l'étendue et de la nature du terrain qu'ils couvrent, Crab calcule avec une grande précision la durée de ces silences, vraiment à la seconde près, grâce à quoi il peut fuir le bruit avant même qu'il n'éclate et se réfugier ailleurs, glissant ainsi de place en place, à peine arrivé déjà sur le départ, sans possibilité de retenir le silence et encore moins de le produire puisque – tout comme la nuit des paupières comprend un phare et une double rangée de réverbères – la cire ou le coton, autant se boucher les oreilles avec deux frelons.

*

Mais un chien d'aveugle serait bien utile à Crab, tant est faible son odorat.

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Un dimanche, sous les arcades d'une place voisine de son domicile, Crab rencontra le bonheur incarné en la personne d'un trompettiste de jazz. Certes, il lui était déjà arrivé auparavant de surprendre des expressions réjouies, un même sourire flottant sur deux visages, et quatre yeux comme les quatre fenêtres éclairées d'une chambre à coucher donnant sur la rue où il errait tristement. Mais le couple suivant n'affichait que sa morosité partagée, un homme et une femme plus avancés que les précédents en âge et en amour, ne formant toujours qu'un seul être cependant, à l'instar du train de devant et du train de derrière d'un ruminant – et celui-là n'en finirait sûrement jamais de remâcher la paille de son cachot pavillonnaire.

Il n'y a pas deux manières d'être heureux sur cette Terre. Crab en prit soudain conscience. Il faut être trompettiste de jazz.

Dans l'état actuel de la situation, tout homme soucieux de bonheur devait susprendre là ses activités pour emboucher une trompette, l'instrument qui fait tourner le vent du désastre et change le souffle d'un seul en vivats jaillis des mille poitrines d'une foule en liesse.

Ce dimanche-là, sous les arcades, Crab avait pensé que oui, peut-être, il existerait une possibilité de bonheur pour le monde si l'exemple de ce glorieux musicien était unanimement suivi, qui aspirait par le nez l'air ambiant saturé d'infections, de gaz d'échappement, de virus, d'idées noires, et le remettait en circulation purifié de tous ces miasmes, frais comme le premier printemps de la Terre avant l'éclosion des marguerites méphitiques, ou comme le premier gardon avant qu'il ne commence à puer le poisson, un air léger, vibrant, et la perspective tremblait jusqu'au plus lointain, et même les robustes piliers des arcades frissonnèrent au lieu de hausser les épaules comme ils font d'habitude, systématiquement, quand l'homme paraît.

Fournir à chacun une trompette, la distribution poserait certainement des problèmes, mais ceux-là on pourrait les surmonter, encore fallait-il savoir en jouer, de la trompette, ça ne s'improvise pas, du moins pas avant de savoir en jouer, où trouverait-on les professeurs? suffisamment de professeurs? et quand bien même on les trouverait, suffisamment de professeurs résolus, imagine-t-on six ou sept milliards de trompettistes débutants soufflant ensemble dans leurs instruments? voici que la Lune en chute libre fait à son tour le voyage vers la Terre et que les fleuves affolés conduisent les océans aux ruisseaux.

Au demeurant, le musicien avait terminé son morceau et déposé sa trompette dans l'étui ouvert devant lui après en avoir retiré la monnaie, de cuivre elle aussi, dont quelques mélomanes pressés s'étaient soulagés en passant et qu'il comptait maintenant, l'air sombre, le visage creusé, méconnaissable, on ne peut pas non plus jouer de la trompette vingt-quatre heures par jour. Le projet initial de Crab s'effondrait, mais l'idée qui l'avait inspiré restait valable. On se passerait de trompette, voilà tout.

L'homme lui-même exhalerait la joie de vivre. Il suffisait de modifier à cet effet son appareil respiratoire inadéquat. Et Crab se mit à dessiner des plans, successivement plusieurs schémas en coupe des principaux organes de la respiration, multipliant sur le papier les opérations délicates, nouant et dénouant la trachée artère, transplantant les bronches, élargissant ou comprimant les poumons – et le sang ne tenait plus aucun rôle dans cette affaire, le sang de ses aïeux dont Crab se sent dépositaire et garant autant que de leur urine volatilisée, le sang qui prend toujours parti pour l'assassin, le sang suivi de près par les larmes. Il dévia, obstrua, aboucha des canaux, il réduisit sensiblement et perfectionna l'appareil respiratoire, en sorte que les vapeurs toxiques inhalées n'agresseront plus l'organisme désormais, au contraire, seront traitées, filtrées, assainies, expirées enfin et rendues au ciel bleu, l'ivresse des sommets roulera dans la vallée, gagnera les rues étroites, les chambres confinées, les sous-sols, l'atmosphère revivifiée donnera spontanément naissance aux colibris.

Des petits progrès de ce genre, conclut Crab, et voyez comme aussitôt tout change.

*

Quand le sang lui monte à la tête, Crab retire ses bottes, plus besoin.

11

Appelez ça prescience ou intuition, Crab acquit très tôt la certitude qu'il était destiné à jouer un grand rôle dans l'Histoire, en dépit de sa naissance obscure, de ses piètres aptitudes intellectuelles, de la débilité de sa constitution physique et de la laideur quotidiennement confirmée de son visage. Il s'efforça donc de se montrer dès l'enfance à la hauteur de son glorieux avenir.

Son premier soin fut de se bâtir un piédestal de bois, facilement démontable et transportable, sur lequel il se juchait non sans émotion, sitôt achevé son ronflant discours inaugural, en tout lieu qui lui paraissait digne de cet honneur. Et il demeurait là plusieurs heures, immobile, figé dans une posture avantageuse.

L'éclat de son futur prestige illumina ainsi de nombreux squares déserts et désolés, des carrefours pluvieux, des promontoires, des places publiques. Comme il ignorait encore quelles prouesses ou quels mérites exceptionnels lui gagneraient – cela seul était sûr – l'admiration et la reconnaissance de tous, Crab variait ses attitudes. On le surprenait en empereur, chevauchant sa chaise comme s'il siégeait sur un cheval, défiant l'horizon qui s'aplatissait, d'avance annexé et conquis. Puis il se drapait dans une toge (n'importe quel drap), ceignait son front de feuillages et prenait un air pensif. Il arrachait ensuite une feuille de vigne à sa couronne de lauriers (du liseron, en réalité) et, dévêtu, muscles bandés, il s'érigeait péniblement en discobole (mais fiévreux le lendemain, et trop courbaturé pour défendre ses chances dans le stade olympique). Souvent aussi, Crab se plantait au bord d'une route, les bras en croix, inclinant légèrement une tête épineuse (car le liseron proliférait dans le jardin mal entretenu par son père) et le visage empreint d'une infinie miséricorde.

Plus tard, sans pour autant renoncer à la statuaire, Crab eut l'idée de faciliter la tâche des historiens et autres pèlerins à venir en laissant une trace de son passage partout où il séjournerait. Il orna d'abord le portail de sa maison natale d'une plaque commémorative, et par la suite il en posa de même sur les façades des hôtels où il passait la nuit, afin d'immortaliser l'événement – et l'hôtelier avait une deuxième surprise, après son départ, lorsqu'il montait nettoyer sa chambre et découvrait qu'une tresse de velours rouge en interdisait dorénavant l'accès, un écriteau explicite priant les visiteurs de ne toucher à rien. Les écoles et les hôpitaux fréquentés par Crab reçurent son buste, avec consigne de le placer en évidence dans le hall d'accueil.

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