Il parvint finalement à maîtriser le temps en se forgeant des habitudes, une pour chaque seconde du jour, depuis l'aube incluse jusqu'à la nuit close.
Il se répète désormais, inlassablement, il reproduit. Il marche dans ses pas, la même pointure à la même allure, le même parcours, il enchaîne des gestes millimétriques d'artisan à la besogne, quoi qu'il fasse, machinal comme le soleil en Chine, l'exactitude incarnée, le pied sur rail et la tête en orbite, si bien même que le ciel garde la trace luisante de son cheveu.
*
C'est un bijou banal, mais cette montre le rend extrêmement orgueilleux. Crab prétend ni plus ni moins être le complice du temps, favorisant ainsi sa fuite, et donc responsable autant que lui des méfaits qu'il commet, telle chauffeur de la bande qui laisse tourner son moteur pendant que les autres pillent et assassinent en toute sérénité.
Mais Crab une fois de plus se donne de l'importance, comme le prouve aussi bien cette même montre, dont le revers est son propre pouls affolé.
24
Il y eut une époque, entre sa quinzième et sa vingtième années, où Crab griffonnait chaque soir un petit mot expliquant pourquoi il prenait la décision d'en finir et de s'anéantir dans le sommeil, qu'il plaçait bien en évidence sur sa table de chevet avant d'éteindre, et déchirait à son réveil. Les bonnes raisons ne manquaient pas, la journée écoulée lui fournissait toujours abondance de mobiles, toujours différents de ceux de la veille, et rien pour le raccrocher à la vie.
Crab cependant éprouvait une sensation étrange, plutôt agréable, en composant ces tristes billets, et peu à peu, presque à son insu, il commença à en soigner la forme et le style. Alors les choses changèrent, impossible désormais de fermer l'œil, sans cesse il rallumait sa lampe pour remplacer ou supprimer un mot maladroit, il restait éveillé la nuit entière, écrivant avec une jubilation croissante, et le petit billet initial devenait une longue lettre d'adieu éloquente, mieux argumentée et plus convaincante, mais finalement démentie par l'exaltation dont elle témoignait, par cette écriture allègre qui, en somme, trahissait son propos – ainsi croit-on que le violon se lamente uniquement parce que ses éblouissants souliers vernis sont trop étroits.
Crab renonça dès lors à chercher l'oubli dans le sommeil. La nuit, il écrivait. Sa fatigue ivre de caféine ne l'importunait pas longtemps. Il la rejoignait à l'aube dans son lit, pour quelques heures seulement. Puis se levait, sortait, marchait résolument au-devant des ennuis. Il était vite servi. L'hiver, l'inconfort, les méchants coups de poing dans la mâchoire, le rire franc des femmes sur son passage – et quand ce n'était pas la pluie, alors c'était le vent qui s'acharnait sur lui. Au crépuscule, lorsqu'il se décidait enfin à rentrer chez lui, humilié, battu, grelottant, Crab avait de quoi écrire pour toute la nuit.
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Crab avale une cerise avec son noyau. C'était une tentative de suicide, mais personne ne veut le croire.
25
Crab recrute un poète pour sa petite ou moyenne entreprise. Deux candidats se présentent. Le premier entre, la main tendue, ouverte, le bras ferme, le sourire large, l'œil aiguisé, la foulée
ample, et se carre solidement au fond du fauteuil que lui désigne Crab. Le second entre à son tour, ses pieds le gênent pour avancer, il prête à Crab une main qu'il faut lui rendre, hésite à s'asseoir, enfin se pose en catastrophe sur le bord du fauteuil, et son regard se remplit de cils. Crab en déduit
– que le premier est un rustre sans détours, sans mystère, sans finesse, un lourdaud opaque et encombrant, une tête liquide, un singe important, un athlète complet, une roue de camion, une brute qui prend sa nuque de taureau pour une arrière-pensée et le col à pointes de sa chemise pour les ailes du progrès, encore un de ces types pleins d'aisance incapables de produire autre chose que cette huile, grossiers personnages, pollueurs!
– que l'autre est une âme délicate et qu'il fera l'affaire.
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Crab laisse des phrases derrière lui, frêle sillage qui signale son récent passage, mais il n'y est plus, il est loin devant, et leurs flexions étranges, leurs multiples détours reproduisent simplement le tracé de sa fuite en zigzag, et trahissent son effort – non récompensé jusqu'ici – pour rompre ce fil qu'il déroule derrière lui en avançant, quoi qu'il fasse, où qu'il aille, pour s'arracher enfin à cette piste d'encre qui permettrait de remonter jusqu'à lui et de l'appréhender s'il n'était heureusement beaucoup plus rapide que son lecteur – mais la fatigue un jour se fera sentir, il ralentira, son lecteur lui tombera dessus. Cessez d'écrire, lui conseille-t-on, faites-vous oublier quelque temps, la piste s'effacera bientôt d'elle-même. Certainement. Il suffirait que Crab renonce à bouger. Mais attention, écrire étant pour lui la seule manière de se mouvoir, le moindre geste esquissé relancerait sur sa trace la meute de ses poursuivants.
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Sa langue rencontra quelque chose de dur. J'ai la fève, s'écria Crab naïvement – c'était l'hameçon.
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Sans l'aide de quiconque, Crab a dessiné les plans de sa maison. Il a choisi ses pierres à la carrière, et il les a taillées. Il a coupé des arbres dans la forêt, pour la charpente. Il s'est muni du matériel. Il a creusé les fondations. Il a trempé son ciment. Il a monté les murs. Il a édifié un escalier sur trois étages. Il a couvert le tout d'un toit. Il a fait les plâtres, la menuiserie. Il a installé la plomberie, l'électricité. Il a collé le papier peint, posé la moquette. Il a meublé chaque pièce selon son goût. Il a gravi l'escalier. Il est entré dans sa chambre. Il s'est jeté par la fenêtre.
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Crab écrit le petit texte qui suit à la bibliothèque publique, sans autre intention que de donner le spectacle d'un poète en action à sa belle voisine de table – aussi bien il laisse de temps en temps son crayon suspendu entre ciel et terre, les nues et les abîmes, et s'offre une longue minute de méditation sans objet, mais soudain et comme illuminé, obéissant plutôt à un ordre suprême qui ne se discute pas, il se courbe sur sa feuille et trace cette phrase même que voici, avec fébrilité et un très mince sourire aux lèvres, de satisfaction contenue, qui bientôt se change en une moue dubitative, puis vilaine grimace de dépit, et Crab rature férocement ces derniers mots pour les recopier tels quels intégralement, avec fébrilité et un très mince sourire aux lèvres, de satisfaction contenue, jouant néanmoins l'ardeur d'une nouvelle inspiration qui lui fait celle-ci plisser le front, puis il retient encore son crayon, il passe une main nerveuse dans ses cheveux, il accorde un regard vague au monde environnant, constatant au passage que son numéro spectaculaire impressionne effectivement sa voisine puisqu'elle ne lève pas le nez d'un gros ouvrage consacré à la peinture italienne de la Renaissance, afin de lui en imposer elle aussi, c'est évident, il suffit de la regarder tourner les pages, s'attarder avec une émotion feinte sur chaque reproduction, prendre des notes à la volée, consulter rapidement sa montre, enfouir dans son sac stylo et carnet, enfiler son manteau, abandonner le volume ouvert sur la table, et partir en courant vers la sortie. Mais Crab s'en moque, il a noirci sa page facilement grâce à elle, sa journée de travail est finie.