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Crab boucle ses valises. Direction l'Amérique, l'immense Amérique, il est temps pour Crab de visiter l'Amérique. On le lui a dit, nul ne peut aujourd'hui ignorer l'Amérique. Or Crab n'a jamais mis les pieds en Amérique. Aucun de ses nombreux voyages à travers le monde ne l'a encore conduit en Amérique. La connaissance de l'Amérique lui fait défaut cruellement. Il s'attire à ce sujet les railleries de ses contemporains, parfois même des insultes et des coups. Jusqu'alors, cependant, à chaque fois qu'il envisageait l'expédition, une vague méfiance le retenait, un doute, un soupçon, le pressentiment peut-être que l'Amérique n'était pas un endroit pour lui. Il reculait.

Cette fois, sa décision est prise. Il y va. Il a bouclé ses valises. Il part pour l'Amérique. Avec l'avion, de nos jours, c'est l'affaire de quelques heures. Un pont aérien aussi permanent et solidement campé qu'un viaduc romain relie le vieux continent à cette Amérique. L'appareil décolle en douceur. Crab survole maintenant les nuages, mais la comparaison avec les moutons tient toujours, se justifie même plutôt mieux puisque cette position de surplomb explique que l'on ne distingue pas leurs pattes, alors que l’observation au sol contraint le poète à la mauvaise foi, s'il veut maintenir sa comparaison, à moins d'imaginer tous les moutons du troupeau renversés sur le dos, attitude bien peu naturelle qui nécessitera à son tour une explication et vraisemblablement l'intervention d'un loup dans cette bucolique. Plus bas encore l'Océan scintille, c'est un joli spectacle, scintille, miroite, absolument splendide, scintille donc, un rien monotone peut-être, scintille à perte de vue et les heures passent et nulle terre à l'horizon, Crab sent poindre l'inquiétude chez les hôtesses, puis chez les passagers, une vraie panique, enfin le commandant de bord annonce qu'il reste juste assez de carburant pour faire demi-tour et rentrer, il suppose que l'avion est sorti de sa route, les instruments de guidage doivent être déréglés, la compagnie mettra un autre appareil à votre disposition.

Toutefois, la plus grande confusion règne dans les aéroports. Les douze avions partis ce jour-là pour l'Amérique ont connu la même mésaventure, tandis que les autres lignes étaient normalement desservies. Après vérifications, il apparaît que les instruments de bord fonctionnent parfaitement, ce qui exclut l'hypothèse d'un sabotage, et comme il est difficile de croire que douze pilotes chevronnés et leurs douze copilotes ont pu s'écarter de leur itinéraire par impéritie ou distraction, les vols pour l'Amérique seront suspendus jusqu'à la résolution du mystère.

Mais depuis le temps que Crab rêvait d'une croisière. C'est même à bord d'un paquebot luxueux qu'il embarque. Les dauphins bâtissent des arches tout aussi hautes et régulières que celles d'un aqueduc romain entre le vieux continent et l'Amérique. La traversée s'effectue sans incidents. Néanmoins les côtes américaines auraient dû émerger depuis longtemps, et lorsque les premiers passagers, déconcertés par l'immensité de cet Atlantique, commencent à s'en étonner ouvertement auprès du capitaine, celui-ci est bien forcé d'avouer qu'il n'y comprend rien lui-même, que le bateau vogue à présent au cœur du Pacifique et que la Sibérie sera bientôt en vue.

De retour sur ce vieux continent, Crab apprend que des expéditions s'organisent pour tenter de retrouver la route de l'Amérique, perdue, oubliée, afin de rétablir avec elle les relations et les échanges qui nous furent si profitables durant ces cinq derniers siècles.

Crab n'est pas dupe. Il n'a d'ailleurs jamais cru sérieusement à l'existence de l'Amérique, cette terre de légende inventée par les conteurs pour se rendre enfin intéressants, accréditée par les souverains dans le but de distraire leurs peuples de la misère et de l'ennui, facteurs de révolutions, et de remporter à peu de frais de prétendus succès diplomatiques justifiant leur présence au pouvoir. Les indécisions et les graves erreurs de leur politique s'expliquaient semblablement par l'incurie, ou l'instabilité, ou la toute-puissance des pouvoirs en place là-bas.

L'Amérique!

Nul doute que le nom de Crab restera attaché à la découverte de cette formidable supercherie.

*

Crab devine que la grande guerre qui se livre là-bas, aux antipodes, et dévaste des contrées entières, et décime des populations, n'a d'autre objet que lui-même, Crab, qu'il est au centre du conflit et même son unique raison d'être. Or il en est sincèrement, profondément désolé. Il n'a jamais voulu ça.

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Crab devint par héritage propriétaire d'un désert immense, mais dut s'engager pour satisfaire aux volontés du testateur à ne pas le vendre, à le laisser en l'état et à n'y mettre jamais les pieds. Ce qui ne l'empêche pas de s'y sentir chez lui.

*

– Voici le chantier de ma maison. Je n'ai pas attendu la fin des travaux pour m'y installer, puisqu'elle est habitable, j'ai emménagé hier. Comme vous voyez, le plus gros est fait, ajoute Crab qui désigne pourtant un vaste terrain nu dépourvu de toute trace d'habitation. Mais à ceux qui s'en étonnent et tentent de lui démontrer que la construction de sa maison n'a toujours pas commencé, il réplique: – L'entrée et la sortie y sont, toutes les fenêtres aussi, grandes ouvertes, le reste est un luxe dont je me passe très bien. Le Philosophe a son toit dans sa tête, dit-il encore.

Puis s'étend à même le sol, à même le ciel, et s'endort.

Crab est le dernier sage, son corps sans désirs n'a d'autre projet que vieillir, vieillir sans trêve et jusqu'au bout.

Mais la nuit aveugle se trompe d'époque. Plus exactement, elle ne participe pas au progrès général du monde. La malice des hommes ne peut rien pour elle, ni contre elle, la nuit intouchable. Le jour seul est affecté par leurs décisions. Mais la nuit les ignore, elle néglige les changements survenus depuis les origines, et notamment l'évolution intellectuelle de Crab. Pour elle, rien n'a bougé. Crab le constate à son réveil. L'aurore au doigt de rose se lève entre ses cuisses. Il a faim. Quelle jeunesse, harassante.

*

La terre tourne en poussière, ou en boue, l'eau gèle ou s'évapore, l'air brûle quand il n'enrhume, et le vent qui vous décoiffe n'en est pas moins sale comme un peigne – mais Crab se trompe ou le feu est toujours lui-même, pareil à lui-même, fidèle à lui-même, intransigeant, incorruptible, inaliénable, définitivement hostile à tout compromis? On ne peut faire confiance qu'au feu. Au feu seul. C'est donc dans le feu que Crab ira vivre. Il y sera bien.

Ainsi Crab déménage pour de bon sans quitter sa maison – masure insalubre, inhabitable, tels ces vieux moulins désaffectés, condamnés à moudre l'ivraie de l'abandon et de l'oubli. Une allumette suffit, sa flamme simplette, cette étincelle de premier anniversaire et le décor aussitôt flambe neuf. A croire que le feu guettait dans une encoignure l'occasion de grimper aux rideaux. Mais ne dites pas qu'il couvait, vous fâcheriez ce coq. Il était à l'affût, latent comme un fauve. Il attendait son heure. Le feu aimé se montrer aux fenêtres, il n'y a que lui pour éclipser un pape en pleine représentation, même si ce dernier s'embrase alors à son tour et se met en torche pour lui reprendre la vedette.

Les vitres volent en éclats. Le feu étire ses membres démesurés, il en impose aussitôt, il prend toute la place, il est ici chez lui, dans ses murs, déjà à l'étroit, il se débarrasse du mobilier qui l'encombre, il engage sans plus tarder de ruineux travaux d'agrandissement, il décloisonne, il a la bonne idée de réunir les trois étages en un seul, la cheminée fume naïvement, la girouette sur le toit est une vraie girouette, les flammes pavoisent les lucarnes, rouges, orange, ou jaunes, chacune d'elles est la proie des autres et par celles-ci conduite au bûcher, où elle se redresse alors de toute sa taille, pareille à une sorcière suppliciée qui vous maudit, juges ignobles, prêtres moites et prêtres secs, grasses figures de badauds attroupés, risibles niais, et offre avec orgueil à Satan l'Hospitalier, outre sa belle âme d'amiante, le bois mort de ses longs membres maigres, les mèches soufrées de sa chevelure crépitante et les dix étincelles bleues envolées de ses ongles.

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