Crab est trop sensible. Un jour, ça le tuera.
Ainsi encore, l'hiver dernier, surprenant malgré lui l'écho d'une altercation conjugale dans l'appartement du dessus (la femme veut un fils, mais son mari qui bande réclame une petite fille), Crab n'avait pu réprimer un frisson, ses deux genoux s'étaient entrechoqués avec une telle violence qu'ils s'étaient interpénétrés et confondus en un unique énorme genou. Par ailleurs l'articulation fonctionnait normalement et, hormis ce gros nœud rotulien, les deux jambes conservaient leur autonomie relative, à chacune sa cuisse et son mollet. Mais ce seul manquement au principe de la symétrie suffisait, on le devine, à contrarier terriblement la marche de Crab qui n'avançait plus qu'à demi-enjambées, soit de tout petits pas et l'impossibilité absolue, entre autres choses, de sauter les flaques.
Tels sont les rhumes de Crab, quand même bien embêtants.
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Cependant, le suicide est une solution trop radicale. Crab voudrait simplement ne plus avoir de tête. Il n'a aucune envie de renoncer aux promenades, par exemple, à la nage ni au jardinage. Son plus grand plaisir est de s'étendre sur l'herbe, au soleil. La caresse fuyante d'un chat bouleverse sa vie comme n'importe quelle histoire d'amour, qui commence dans la douceur et finit par le petit drame de la rupture, il n'en demande pas davantage. Or la tête est bien inutile pour toutes ces choses, réellement superflue. Elle gênerait plutôt. Indiscrète comme celle d'un autre. Crah s'en passera très bien. En elle siègent tous les tourments. Elle conçoit les pensées tristes, la fièvre, les poux, et plus d'amertume alcaline que le foie. Elle roule du charbon. Elle trahit son homme.
De là à se supprimer, non. Crab espère bien être assez vaillant pour la brandir au bout d'une pique et la promener ainsi dans les rues, parmi les foules qui crachent et conspuent, cette sale tête.
*
Cette hypothèse vaut ce qu'elle vaut, venant de Crab, la prudence est de rigueur, mais juste ou non, on admettra avec lui qu'elle est au moins fondée: en vertu de la loi qui oppose à chaque chose son contraire et permet ainsi de la définir par antithèse, le bien contre le mal, la mort contre la naissance, pourquoi n'existerait-il pas, à l'opposé du suicide, une forme de génération spontanée, délibérée? telle conscience diffuse, flottante, telle petite âme vague, furtive comme un courant d'air, qui déciderait soudain de s'incarner, de prendre corps, de venir au monde? Ce qui expliquerait enfin pourquoi certains hommes paraissent si heureux de vivre et tellement à leur aise en effet: ceux-là ont choisi de voir le jour. Ils ont choisi le lieu et l'heure. Ils ont mis toutes les chances de leur côté.
Tandis que Crab n'a pas vu venir l'heureux événement, la veille encore rien ne laissait présager cette issue fatale. Crab n'existait pas plus que d'autres qui n'existeront jamais, innombrable compagnie où il tenait sa place, et c'était parti pour durer éternellement – on sait ce qui advint. Tu porteras ce nom et tu traîneras cette ombre. Crab ne s'est jamais vraiment remis du choc. Il n'a jamais réellement accepté la situation. Cette incroyable liberté qu'on a prise avec lui. Ce séjour forcé au sol. Sur une terre qui fait ses mottes avec les morts. Beaucoup trop de sable dans le sel du désert pour Crab qui a faim. Beaucoup trop de sel dans l'eau de la mer pour Crab qui a soif. Avec la présence de soi jusqu'au bout des ongles irritante, et toute la camaraderie en guerre.
Crab ne fera pas de difficulté pour mourir. La mort rentre les heures dans les pendules. Mourir, c'est soudain n'être jamais né. Crab sera le premier à oublier son nom. Mais il ne s'allongera pas sous un train – où s'arrêtent les trains? Il préfère suivre son ombre qui saura bien le reconduire d'où il vient. Sa place l'attend, déjà inoccupée. Se tuer, c'est enfoncer une porte ouverte. Puisque Crab le dit.
*
Chaque jour qui passe éloigne Crab du jour terrible de sa naissance.
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Il semble y avoir tant de confort et d'insouciance, de voluptueuse inaction dans la condition de mollusque céphalo, pardon, gastéropode, et si peu de devoirs, de responsabilités, que Crab, quand on le questionne sur ses projets d'avenir, ne cache pas son intention d'opter prochainement pour cet état. L'aveu soulève à chaque fois un beau tollé. C'est indigne d'un être humain, s'entend-t-il répéter. Vous allez baver partout. Si on espère le décourager avec ce genre d'arguments.
La bave de la limace ne procède ni de l'envie ni de la colère, ni de l'épilepsie, elle se passe des mots, c'est une gerbe d'écume qui fleurit lentement dans les virages. Or Crab est las de semer derrière lui des empreintes de pied. Du matin au soir et sans répit, hormis quelques haltes trop brèves, il doit semer, semer en toute saison, dans la boue ou dans la neige, imprimer la trace de son soulier sur le sol, à chaque pas disputer son corps à la terre meuble et semer toujours ses empreintes, inutilement puisqu'elles ne fructifieront pas, qu'elles ne donneront pas naissance à autant de petits Crab, puisque le seul oignon que l'on plantera avec profit, au terme du parcours, ce sera le cadavre même du semeur.
Comme trace de son passage en ce monde, plutôt que l'empreinte simiesque d'un pied, Crab préfère laisser une broderie discrète sur un chou.
On lui objecte alors, plus sérieusement, qu'il lui sera difficile de plier son corps aux coutumes des mollusques gastéropodes, de l'assouplir, de rétracter ses membres et sa tête afin d'obtenir cette plastique molle, cette élasticité si remarquable chez les limaces. Mais Crab a déjà résolu la question. Son squelette ne l'encombrera plus longtemps. Il va cracher cette arête.
D'abord, retirer veste et chemise. Puis Crab plonge profondément la main dans sa gorge, il empoigne sa clavicule gauche et, sans forcer ni faiblir, il se l'extrait par la bouche – tout se tient: la carcasse entière suit. Sauf le crâne, au reste de plus en plus bourdonnant et lourd à porter – mais Crab, ayant aspiré et provisoirement confié à l'estomac simplificateur son cerveau compliqué, n'a plus qu'à retrousser les lèvres pour expulser loin de lui cette tête obsolète d'homme mort.
L'effet est immédiat. Crab se sent comme transformé. Moins véloce, sans doute, mais tellement plus souple – or la paresse est une gymnastique, elle refuse les corps secs, raides, anguleux, sujets aux crampes et rhumatismes, elle sélectionne les corps flasques, flexibles, désarticulés: consentants. Sur ce point au moins Crab peut déjà légitimement se prétendre mollusque, s'il lui reste encore beaucoup de chemin à parcourir pour être un vrai gastéropode.
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C'est à force de paresse que Crab est devenu ce tas de sable effondré dont vous voulez faire du ciment, pauvres malheureux, vos constructions ne tiendront pas debout. Dont vous voulez faire du verre – le matin ne passera pas.