– Et Panchaud.
– Vous n’avez pas vu rôdailler par là une espèce de petit muscadin du diable?
– Non.
– Ni un grand gros massif matériel qui ressemble à l’éléphant du Jardin des Plantes?
– Non.
– Ni un malin qui a l’air d’une ancienne queue-rouge?
– Non.
– Quant au quatrième, personne ne le voit, pas même ses adjudants, commis et employés. Il est peu surprenant que vous ne l’ayez pas aperçu.
– Non. Qu’est-ce que c’est, demanda Marius, que tous ces êtres-là [131]?
L’inspecteur répondit:
– D’ailleurs ce n’est pas leur heure.
Il retomba dans son silence, puis reprit:
– 50-52. Je connais la baraque. Impossible de nous cacher dans l’intérieur sans que les artistes s’en aperçoivent. Alors ils en seraient quittes pour décommander le vaudeville. Ils sont si modestes! le public les gêne. Pas de ça, pas de ça. Je veux les entendre chanter et les faire danser.
Ce monologue terminé, il se tourna vers Marius et lui demanda en le regardant fixement:
– Aurez-vous peur?
– De quoi? dit Marius.
– De ces hommes?
– Pas plus que de vous! répliqua rudement Marius qui commençait à remarquer que ce mouchard ne lui avait pas encore dit monsieur.
L’inspecteur regarda Marius plus fixement encore et reprit avec une sorte de solennité sentencieuse.
– Vous parlez là comme un homme brave et comme un homme honnête. Le courage ne craint pas le crime, et l’honnêteté ne craint pas l’autorité.
Marius l’interrompit:
– C’est bon; mais que comptez-vous faire?
L’inspecteur se borna à lui répondre:
– Les locataires de cette maison-là ont des passe-partout pour rentrer la nuit chez eux. Vous devez en avoir un?
– Oui, dit Marius.
– L’avez-vous sur vous?
– Oui.
– Donnez-le-moi, dit l’inspecteur.
Marius prit sa clef dans son gilet, la remit à l’inspecteur, et ajouta:
– Si vous m’en croyez, vous viendrez en force.
L’inspecteur jeta sur Marius le coup d’œil de Voltaire à un académicien de province qui lui eût proposé une rime; il plongea d’un seul mouvement ses deux mains, qui étaient énormes, dans les deux poches de son carrick, et en tira deux petits pistolets d’acier, de ces pistolets qu’on appelle coups de poing. Il les présenta à Marius en disant vivement et d’un ton bref:
– Prenez ceci. Rentrez chez vous. Cachez-vous dans votre chambre. Qu’on vous croie sorti. Ils sont chargés. Chacun de deux balles. Vous observerez, il y a un trou au mur, comme vous me l’avez dit. Les gens viendront. Laissez-les aller un peu. Quand vous jugerez la chose à point, et qu’il sera temps de l’arrêter, vous tirerez un coup de pistolet. Pas trop tôt. Le reste me regarde. Un coup de pistolet en l’air, au plafond, n’importe où. Surtout pas trop tôt. Attendez qu’il y ait commencement d’exécution, vous êtes avocat, vous savez ce que c’est.
Marius prit les pistolets et les mit dans la poche de côté de son habit.
– Cela fait une bosse comme cela, cela se voit, dit l’inspecteur. Mettez-les plutôt dans vos goussets.
Marius cacha les pistolets dans ses goussets.
– Maintenant, poursuivit l’inspecteur, il n’y a plus une minute à perdre pour personne. Quelle heure est-il? Deux heures et demie. C’est pour sept heures?
– Six heures, dit Marius.
– J’ai le temps, reprit l’inspecteur, mais je n’ai que le temps. N’oubliez rien de ce que je vous ai dit. Pan. Un coup de pistolet.
– Soyez tranquille, répondit Marius.
Et comme Marius mettait la main au loquet de la porte pour sortir l’inspecteur lui cria:
– À propos, si vous aviez besoin de moi d’ici-là, venez ou envoyez ici. Vous feriez demander l’inspecteur Javert.
Chapitre XV Jondrette fait son emplette
Quelques instants après, vers trois heures, Courfeyrac passait par aventure rue Mouffetard en compagnie de Bossuet. La neige redoublait et emplissait l’espace. Bossuet était en train de dire à Courfeyrac:
– À voir tomber tous ces flocons de neige, on dirait qu’il y a au ciel une peste de papillons blancs. – Tout à coup, Bossuet aperçut Marius qui remontait la rue vers la barrière et avait un air particulier.
– Tiens! s’exclama Bossuet. Marius!
– Je l’ai vu, dit Courfeyrac. Ne lui parlons pas.
– Pourquoi?
– Il est occupé.
– À quoi?
– Tu ne vois donc pas la mine qu’il a?
– Quelle mine?
– Il a l’air de quelqu’un qui suit quelqu’un.
– C’est vrai, dit Bossuet.
– Vois donc les yeux qu’il fait! reprit Courfeyrac.
– Mais qui diable suit-il?
– Quelque mimi-goton-bonnet-fleuri! il est amoureux.
– Mais, observa Bossuet, c’est que je ne vois pas de mimi, ni de goton, ni de bonnet-fleuri dans la rue. Il n’y a pas une femme.
Courfeyrac regarda, et s’écria:
– Il suit un homme!
Un homme en effet, coiffé d’une casquette, et dont on distinguait la barbe grise quoiqu’on ne le vît que de dos, marchait à une vingtaine de pas en avant de Marius.
Cet homme était vêtu d’une redingote toute neuve trop grande pour lui et d’un épouvantable pantalon en loques tout noirci par la boue.
Bossuet éclata de rire.
– Qu’est-ce que c’est que cet homme-là?
– Ça? reprit Courfeyrac, c’est un poète. Les poètes portent assez volontiers des pantalons de marchands de peaux de lapin et des redingotes de pairs de France.
– Voyons où va Marius, fit Bossuet, voyons où va cet homme, suivons-les, hein?
– Bossuet! s’écria Courfeyrac, aigle de Meaux! vous êtes une prodigieuse brute. Suivre un homme qui suit un homme!
Ils rebroussèrent chemin.
Marius en effet avait vu passer Jondrette rue Mouffetard, et l’épiait.