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C’est ainsi qu’à travers cet obscurcissement qui se faisait autour de lui, toutes ses espérances s’éteignant l’une après l’autre, M. Mabeuf était resté serein, un peu puérilement, mais très profondément. Ses habitudes d’esprit avaient le va-et-vient d’un pendule. Une fois monté par une illusion, il allait très longtemps, même quand l’illusion avait disparu. Une horloge ne s’arrête pas court au moment précis où l’on en perd la clef.

M. Mabeuf avait des plaisirs innocents. Ces plaisirs étaient peu coûteux et inattendus; le moindre hasard les lui fournissait. Un jour la mère Plutarque lisait un roman dans un coin de la chambre. Elle lisait haut, trouvant qu’elle comprenait mieux ainsi. Lire haut, c’est s’affirmer à soi-même sa lecture. Il y a des gens qui lisent très haut et qui ont l’air de se donner leur parole d’honneur de ce qu’ils lisent.

La mère Plutarque lisait avec cette énergie-là le roman qu’elle tenait à la main. M. Mabeuf entendait sans écouter.

Tout en lisant, la mère Plutarque arriva à cette phrase. Il était question d’un officier de dragons et d’une belle:

«… La belle bouda, et le dragon…»

Ici elle s’interrompit pour essuyer ses lunettes.

– Bouddha et le Dragon, reprit à mi-voix M. Mabeuf. Oui, c’est vrai, il y avait un dragon qui, du fond de sa caverne, jetait des flammes par la gueule et brûlait le ciel. Plusieurs étoiles avaient déjà été incendiées par ce monstre qui, en outre, avait des griffes de tigre. Bouddha alla dans son antre et réussit à convertir le dragon. C’est un bon livre que vous lisez là, mère Plutarque. Il n’y a pas de plus belle légende [96].

Et M. Mabeuf tomba dans une rêverie délicieuse.

Chapitre V Pauvreté, bonne voisine de misère

Marius avait du goût pour ce vieillard candide qui se voyait lentement saisi par l’indigence, et qui arrivait à s’étonner peu à peu, sans pourtant s’attrister encore. Marius rencontrait Courfeyrac et cherchait M. Mabeuf. Fort rarement pourtant, une ou deux fois par mois, tout au plus.

Le plaisir de Marius était de faire de longues promenades seul sur les boulevards extérieurs, ou au Champ de Mars ou dans les allées les moins fréquentées du Luxembourg. Il passait quelquefois une demi-journée à regarder le jardin d’un maraîcher, les carrés de salade, les poules dans le fumier et le cheval tournant la roue de la noria. Les passants le considéraient avec surprise, et quelques-uns lui trouvaient une mise suspecte et une mine sinistre. Ce n’était qu’un jeune homme pauvre, rêvant sans objet.

C’est dans une de ses promenades qu’il avait découvert la masure Gorbeau, et, l’isolement et le bon marché le tentant, il s’y était logé. On ne l’y connaissait que sous le nom de monsieur Marius.

Quelques-uns des anciens généraux ou des anciens camarades de son père l’avaient invité, quand ils le connurent, à les venir voir. Marius n’avait point refusé. C’étaient des occasions de parler de son père. Il allait ainsi de temps en temps chez le comte Pajol, chez le général Bellavesne, chez le général Fririon [97], aux Invalides. On y faisait de la musique, on y dansait. Ces soirs-là Marius mettait son habit neuf. Mais il n’allait jamais à ces soirées ni à ces bals que les jours où il gelait à pierre fendre, car il ne pouvait payer une voiture et il ne voulait arriver qu’avec des bottes comme des miroirs.

Il disait quelquefois, mais sans amertume: – Les hommes sont ainsi faits que, dans un salon, vous pouvez être crotté partout, excepté sur les souliers. On ne vous demande là, pour vous bien accueillir, qu’une chose irréprochable; la conscience? non, les bottes.

Toutes les passions, autres que celles du cœur, se dissipent dans la rêverie. Les fièvres politiques de Marius s’y étaient évanouies. La révolution de 1830, en le satisfaisant, et en le calmant, y avait aidé. Il était resté le même, aux colères près. Il avait toujours les mêmes opinions, seulement elles s’étaient attendries. À proprement parler, il n’avait plus d’opinions, il avait des sympathies. De quel parti était-il? du parti de l’humanité. Dans l’humanité il choisissait la France; dans la nation il choisissait le peuple; dans le peuple il choisissait la femme. C’était là surtout que sa pitié allait [98]. Maintenant il préférait une idée à un fait, un poète à un héros, et il admirait plus encore un livre comme Job qu’un événement comme Marengo. Et puis quand, après une journée de méditation, il s’en revenait le soir par les boulevards et qu’à travers les branches des arbres il apercevait l’espace sans fond, les lueurs sans nom, l’abîme, l’ombre, le mystère, tout ce qui n’est qu’humain lui semblait bien petit.

Il croyait être et il était peut-être en effet arrivé au vrai de la vie et de la philosophie humaine, et il avait fini par ne plus guère regarder que le ciel, seule chose que la vérité puisse voir du fond de son puits.

Cela ne l’empêchait pas de multiplier les plans, les combinaisons, les échafaudages, les projets d’avenir. Dans cet état de rêverie, un œil qui eût regardé au dedans de Marius, eût été ébloui de la pureté de cette âme. En effet, s’il était donné à nos yeux de chair de voir dans la conscience d’autrui, on jugerait bien plus sûrement un homme d’après ce qu’il rêve que d’après ce qu’il pense. Il y a de la volonté dans la pensée, il n’y en a pas dans le rêve. Le rêve, qui est tout spontané, prend et garde, même dans le gigantesque et l’idéal, la figure de notre esprit. Rien ne sort plus directement et plus sincèrement du fond même de notre âme que nos aspirations irréfléchies et démesurées vers les splendeurs de la destinée. Dans ces aspirations, bien plus que dans les idées composées, raisonnées et coordonnées, on peut retrouver le vrai caractère de chaque homme. Nos chimères sont ce qui nous ressemble le mieux. Chacun rêve l’inconnu et l’impossible selon sa nature.

Vers le milieu de cette année 1831, la vieille qui servait Marius lui conta qu’on allait mettre à la porte ses voisins, le misérable ménage Jondrette. Marius, qui passait presque toutes ses journées dehors, savait à peine qu’il eût des voisins.

– Pourquoi les renvoie-t-on? dit-il.

– Parce qu’ils ne payent pas leur loyer. Ils doivent deux termes.

– Combien est-ce?

– Vingt francs, dit la vieille.

Marius avait trente francs en réserve dans un tiroir.

– Tenez, dit-il à la vieille, voilà vingt-cinq francs. Payez pour ces pauvres gens, donnez-leur cinq francs, et ne dites pas que c’est moi.

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[96] Cette légende, toute symbolique, avait été trouvée par Hugo, pendant l'exil, dans un journal.

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[97] Amis, d'après Le Droit et la Loi , plutôt de Lahorie que du général Hugo.

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[98] L'autobiographie accélérée conduit le Marais de 1832 à une attitude morale et à des convictions proches de celles de Hugo en 1862, quoique la description du manuscrit par M. R. Journet et G. Robert ne donne pas ce passage comme ajouté en 1860-1862. Évidente aujourd'hui, l'autobiographie politique de Hugo dans le personnage de Marius semble n'avoir pas été d'emblée bien perçue – voir le fragment publié par H. Guillemin (repris dans l'éd. J. Massin, t. XVI, p. 455): «J'avais fait, sous le nom de Marius, des quasi-mémoires, expliquant ce que j'ai appelé quelque part [dans Littérature et Philosophie mêlées, «But de cette publication»] la révolution intérieure d'une conscience honnête. Ceci n'a été compris qu'à moitié.»

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