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Il avait du reste renoncé à tout, ne remuant ni ne conspirant. Il partageait sa pensée entre les choses innocentes qu’il faisait et les choses grandes qu’il avait faites. Il passait son temps à espérer un œillet ou à se souvenir d’Austerlitz.

M. Gillenormand n’avait aucune relation avec son gendre. Le colonel était pour lui «un bandit», et il était pour le colonel «une ganache». M. Gillenormand ne parlait jamais du colonel, si ce n’est quelquefois pour faire des allusions moqueuses à «sa baronnie». Il était expressément convenu que Pontmercy n’essayerait jamais de voir son fils ni de lui parler, sous peine qu’on le lui rendît chassé et déshérité. Pour les Gillenormand, Pontmercy était un pestiféré. Ils entendaient élever l’enfant à leur guise. Le colonel eut tort peut-être d’accepter ces conditions, mais il les subit, croyant bien faire et ne sacrifier que lui. L’héritage du père Gillenormand était peu de chose, mais l’héritage de Mlle Gillenormand aînée était considérable. Cette tante, restée fille, était fort riche du côté maternel, et le fils de sa sœur était son héritier naturel.

L’enfant, qui s’appelait Marius, savait qu’il avait un père, mais rien de plus. Personne ne lui en ouvrait la bouche. Cependant, dans le monde où son grand-père le menait, les chuchotements, les demi-mots, les clins d’yeux, s’étaient fait jour à la longue jusque dans l’esprit du petit, il avait fini par comprendre quelque chose, et comme il prenait naturellement, par une sorte d’infiltration et de pénétration lente, les idées et les opinions qui étaient, pour ainsi dire, son milieu respirable, il en vint peu à peu à ne songer à son père qu’avec honte et le cœur serré.

Pendant qu’il grandissait ainsi, tous les deux ou trois mois, le colonel s’échappait, venait furtivement à Paris comme un repris de justice qui rompt son ban, et allait se poster à Saint-Sulpice [42], à l’heure où la tante Gillenormand menait Marius à la messe. Là, tremblant que la tante ne se retournât, caché derrière un pilier, immobile, n’osant respirer, il regardait son enfant. Ce balafré avait peur de cette vieille fille.

De là même était venue sa liaison avec le curé de Vernon, M. l’abbé Mabeuf.

Ce digne prêtre était frère d’un marguillier de Saint-Sulpice, lequel avait plusieurs fois remarqué cet homme contemplant cet enfant, et la cicatrice qu’il avait sur la joue, et la grosse larme qu’il avait dans les yeux. Cet homme qui avait si bien l’air d’un homme et qui pleurait comme une femme avait frappé le marguillier. Cette figure lui était restée dans l’esprit. Un jour, étant allé à Vernon voir son frère, il rencontra sur le pont le colonel Pontmercy et reconnut l’homme de Saint-Sulpice. Le marguillier en parla au curé, et tous deux sous un prétexte quelconque firent une visite au colonel. Cette visite en amena d’autres. Le colonel d’abord très fermé finit par s’ouvrir, et le curé et le marguillier arrivèrent à savoir toute l’histoire, et comment Pontmercy sacrifiait son bonheur à l’avenir de son enfant. Cela fit que le curé le prit en vénération et en tendresse, et le colonel de son côté prit en affection le curé. D’ailleurs, quand d’aventure ils sont sincères et bons tous les deux, rien ne se pénètre et ne s’amalgame plus aisément qu’un vieux prêtre et un vieux soldat. Au fond, c’est le même homme. L’un s’est dévoué pour la patrie d’en bas, l’autre pour la patrie d’en haut; pas d’autre différence.

Deux fois par an, au 1er janvier et à la Saint-Georges, Marius écrivait à son père des lettres de devoir que sa tante dictait, et qu’on eût dit copiées dans quelque formulaire; c’était tout ce que tolérait M. Gillenormand; et le père répondait des lettres fort tendres que l’aïeul fourrait dans sa poche sans les lire.

Chapitre III Requiescant

Le salon de madame de T. était tout ce que Marius Pontmercy connaissait du monde. C’était la seule ouverture par laquelle il pût regarder dans la vie. Cette ouverture était sombre, et il lui venait par cette lucarne plus de froid que de chaleur, plus de nuit que de jour. Cet enfant, qui n’était que joie et lumière en entrant dans ce monde étrange, y devint en peu de temps triste, et, ce qui est plus contraire encore à cet âge, grave. Entouré de toutes ces personnes imposantes et singulières, il regardait autour de lui avec un étonnement sérieux. Tout se réunissait pour accroître en lui cette stupeur. Il y avait dans le salon de madame de T. de vieilles nobles dames très vénérables qui s’appelaient Mathan, Noé, Lévis qu’on prononçait Lévi, Cambis qu’on prononçait Cambyse. Ces antiques visages et ces noms bibliques se mêlaient dans l’esprit de l’enfant à son ancien testament qu’il apprenait par cœur, et quand elles étaient là toutes, assises en cercle autour d’un feu mourant, à peine éclairées par une lampe voilée de vert, avec leurs profils sévères, leurs cheveux gris ou blancs, leurs longues robes d’un autre âge dont on ne distinguait que les couleurs lugubres, laissant tomber à de rares intervalles des paroles à la fois majestueuses et farouches, le petit Marius les considérait avec des yeux effarés, croyant voir, non des femmes, mais des patriarches et des mages, non des êtres réels, mais des fantômes.

À ces fantômes se mêlaient plusieurs prêtres, habitués de ce salon vieux, et quelques gentilshommes; le marquis de Sassenaye, secrétaire des commandements de madame de Berry, le vicomte de Valory, qui publiait sous le pseudonyme de Charles-Antoine des odes monorimes, le prince de Beauffremont qui, assez jeune, avait un chef grisonnant et une jolie et spirituelle femme dont les toilettes de velours écarlate à torsades d’or, fort décolletées, effarouchaient ces ténèbres, le marquis de Coriolis d’Espinouse [44], l’homme de France qui savait le mieux «la politesse proportionnée», le comte d’Amendre, le bonhomme au menton bienveillant, et le chevalier de Port-de-Guy, pilier de la bibliothèque du Louvre, dite le cabinet du roi. M. de Port-de-Guy, chauve et plutôt vieilli que vieux, contait qu’en 1793, âgé de seize ans, on l’avait mis au bagne comme réfractaire, et ferré avec un octogénaire, l’évêque de Mirepoix, réfractaire aussi, mais comme prêtre, tandis que lui l’était comme soldat. C’était à Toulon. Leur fonction était d’aller la nuit ramasser sur l’échafaud les têtes et les corps des guillotinés du jour; ils emportaient sur leur dos ces troncs ruisselants, et leurs capes rouges de galériens avaient derrière leur nuque une croûte de sang, sèche le matin, humide le soir. Ces récits tragiques abondaient dans le salon de madame de T.; et à force d’y maudire Marat, on y applaudissait Trestaillon. Quelques députés du genre introuvable y faisaient leur whist, M. Thibord du Chalard, M. Lemarchant de Gomicourt, et le célèbre railleur de la droite, M. Cornet-Dincourt. Le bailli de Ferrette, avec ses culottes courtes et ses jambes maigres, traversait quelquefois ce salon en allant chez M. de Talleyrand. Il avait été le camarade de plaisir de M. le comte d’Artois, et, à l’inverse d’Aristote accroupi sous Campaspe, il avait fait marcher la Guimard à quatre pattes, et de la sorte montré aux siècles un philosophe vengé par un bailli.

Quant aux prêtres, c’étaient l’abbé Halma, le même à qui M. Larose, son collaborateur à la Foudre, disait: Bah! qui est-ce qui n’a pas cinquante ans? quelques blancs-becs peut-être! l’abbé Letourneur [45], prédicateur du roi, l’abbé Frayssinous, qui n’était encore ni comte, ni évêque, ni ministre, ni pair, et qui portait une vieille soutane où il manquait des boutons, et l’abbé Keravenant, curé de Saint-Germain des Prés; plus le nonce du pape, alors monsignor Macchi, archevêque de Nisibi, plus tard cardinal, remarquable par son long nez pensif, et un autre monsignor ainsi intitulé: abbate Palmieri, prélat domestique, un des sept protonotaires participants du saint-siège, chanoine de l’insigne basilique libérienne, avocat des saints, postulatore di santi, ce qui se rapporte aux affaires de canonisation et signifie à peu près maître des requêtes de la section du paradis; enfin deux cardinaux, M. de la Luzerne et M. de Clermont-Tonnerre. M. le cardinal de la Luzerne était un écrivain et devait avoir, quelques années plus tard, l’honneur de signer dans le Conservateur des articles côte à côte avec Chateaubriand; M. de Clermont-Tonnerre était archevêque de Toulouse, et venait souvent en villégiature à Paris chez son neveu le marquis de Tonnerre, qui a été ministre de la marine et de la guerre. Le cardinal de Clermont-Tonnerre était un petit vieillard gai montrant ses bas rouges sous sa soutane troussée; il avait pour spécialité de haïr l’encyclopédie et de jouer éperdument au billard, et les gens qui, à cette époque, passaient dans les soirs d’été rue Madame, où était alors l’hôtel de Clermont-Tonnerre, s’arrêtaient pour entendre le choc des billes, et la voix aiguë du cardinal criant à son conclaviste, monseigneur Cottret, évêque in partibus de Caryste: Marque, l’abbé, je carambole. Le cardinal de Clermont-Tonnerre avait été amené chez madame de T. par son ami le plus intime, M. de Roquelaure, ancien évêque de Senlis et l’un des quarante. M. de Roquelaure était considérable par sa haute taille et par son assiduité à l’académie; à travers la porte vitrée de la salle voisine de la bibliothèque où l’académie française tenait alors ses séances, les curieux pouvaient tous les jeudis contempler l’ancien évêque de Senlis, habituellement debout, poudré à frais, en bas violets, et tournant le dos à la porte, apparemment pour mieux faire voir son petit collet. Tous ces ecclésiastiques, quoique la plupart hommes de cour autant qu’hommes d’église, s’ajoutaient à la gravité du salon de T., dont cinq pairs de France, le marquis de Vibraye, le marquis de Talaru, le marquis d’Herbouville, le vicomte Dambray et le duc de Valentinois, accentuaient l’aspect seigneurial. Ce duc de Valentinois, quoique prince de Monaco, c’est-à-dire prince souverain étranger, avait une si haute idée de la France et de la pairie qu’il voyait tout à travers elles. C’était lui qui disait: Les cardinaux sont les pairs de France de Rome, les lords sont les pairs de France d’Angleterre. Au reste, car il faut en ce siècle que la révolution soit partout, ce salon féodal était, comme nous l’avons dit, dominé par un bourgeois. M. Gillenormand y régnait.

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[42] Dans la même église, et aussi «furtivement», Victor venait contempler Adèle Foucher que le veto de Sophie lui interdisait de voir et d'épouser en 1820. Leur mariage, qui eut lieu précisément à Saint-Sulpice en octobre 1822, fut l'occasion du premier rapprochement entre Hugo et son père. De même, le voyage à Vernon (chap. 7) emprunte à celui que Victor fit à Dreux en juillet 1821 pour voir Adèle et demander sa main à ses parents. Les retrouvailles posthumes de Marius et de son père seront donc le résultat d'une transposition complexe de l'expérience vécue.

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[43] «Qu'ils reposent (en paix)!»: liturgie de la messe des défunts et de l'inhumation. Par-delà l'ironie, cette formule s'adresse aussi aux fantômes personnels de l'adolescence de Hugo qui dit ici adieu à l'univers de sa mère.

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[44] Le poème des Contemplations (V, 3), Écrit en 1846, est une réponse au «marquis de C. d'E.» par laquelle le poète justifie l'abandon des convictions royalistes de son enfance.

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[45] Lamennais aurait conseillé à V. Hugo de prendre cet abbé comme confesseur (M.-F. Guyard).

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