– Est-il amoureux! pensa Théodule.
Marius se dirigea vers l’église.
– À merveille, se dit Théodule. L’église! c’est cela. Les rendez-vous assaisonnés d’un peu de messe sont les meilleurs. Rien n’est exquis comme une œillade qui passe par-dessus le bon Dieu.
Parvenu à l’église, Marius n’y entra point, et tourna derrière le chevet. Il disparut à l’angle d’un des contreforts de l’abside.
– Le rendez-vous est dehors, dit Théodule. Voyons la fillette.
Et il s’avança sur la pointe de ses bottes vers l’angle où Marius avait tourné.
Arrivé là, il s’arrêta stupéfait.
Marius, le front dans ses deux mains, était agenouillé dans l’herbe sur une fosse. Il y avait effeuillé son bouquet. À l’extrémité de la fosse, à un renflement qui marquait la tête, il y avait une croix de bois noir avec ce nom en lettres blanches: Colonel Baron Pontmercy. On entendait Marius sangloter.
La fillette était une tombe.
Chapitre VIII Marbre contre granit
C’était là que Marius était venu la première fois qu’il s’était absenté de Paris. C’était là qu’il revenait chaque fois que M. Gillenormand disait: Il découche.
Le lieutenant Théodule fut absolument décontenancé par ce coudoiement inattendu d’un sépulcre; il éprouva une sensation désagréable et singulière qu’il était incapable d’analyser, et qui se composait du respect d’un tombeau mêlé au respect d’un colonel. Il recula, laissant Marius seul dans le cimetière, et il y eut de la discipline dans cette reculade. La mort lui apparut avec de grosses épaulettes, et il lui fit presque le salut militaire. Ne sachant qu’écrire à la tante, il prit le parti de ne rien écrire du tout; et il ne serait probablement rien résulté de la découverte faite par Théodule sur les amours de Marius, si, par un de ces arrangements mystérieux si fréquents dans le hasard, la scène de Vernon n’eût eu presque immédiatement une sorte de contre-coup à Paris.
Marius revint de Vernon le troisième jour de grand matin, descendit chez son grand-père, et, fatigué de deux nuits passées en diligence, sentant le besoin de réparer son insomnie par une heure d’école de natation, monta rapidement à sa chambre, ne prit que le temps de quitter sa redingote de voyage et le cordon noir qu’il avait au cou, et s’en alla au bain.
M. Gillenormand, levé de bonne heure comme tous les vieillards qui se portent bien, l’avait entendu rentrer, et s’était hâté d’escalader, le plus vite qu’il avait pu avec ses vieilles jambes, l’escalier des combles où habitait Marius, afin de l’embrasser, et de le questionner dans l’embrassade, et de savoir un peu d’où il venait.
Mais l’adolescent avait mis moins de temps à descendre que l’octogénaire à monter, et quand le père Gillenormand entra dans la mansarde, Marius n’y était plus.
Le lit n’était pas défait, et sur le lit s’étalaient sans défiance la redingote et le cordon noir.
– J’aime mieux ça, dit M. Gillenormand.
Et un moment après il fit son entrée dans le salon où était déjà assise Mlle Gillenormand aînée, brodant ses roues de cabriolet.
L’entrée fut triomphante.
M. Gillenormand tenait d’une main la redingote et de l’autre le ruban de cou, et criait:
– Victoire! nous allons pénétrer le mystère! nous allons savoir le fin du fin, nous allons palper les libertinages de notre sournois! nous voici à même le roman. J’ai le portrait!
En effet, une boîte de chagrin noir, assez semblable à un médaillon, était suspendue au cordon [57].
Le vieillard prit cette boîte et la considéra quelque temps sans l’ouvrir, avec cet air de volupté, de ravissement et de colère d’un pauvre diable affamé regardant passer sous son nez un admirable dîner qui ne serait pas pour lui.
– Car c’est évidemment là un portrait. Je m’y connais. Cela se porte tendrement sur le cœur. Sont-ils bêtes! Quelque abominable goton, qui fait frémir probablement! Les jeunes gens ont si mauvais goût aujourd’hui!
– Voyons, mon père, dit la vieille fille.
La boîte s’ouvrait en pressant un ressort. Ils n’y trouvèrent rien qu’un papier soigneusement plié.
– De la même au même, dit M. Gillenormand éclatant de rire. Je sais ce que c’est. Un billet doux!
– Ah! lisons donc! dit la tante.
Et elle mit ses lunettes. Ils déplièrent le papier et lurent ceci:
«- Pour mon fils. – L’empereur m’a fait baron sur le champ de bataille de Waterloo. Puisque la Restauration me conteste ce titre que j’ai payé de mon sang, mon fils le prendra et le portera. Il va sans dire qu’il en sera digne.»
Ce que le père et la fille éprouvèrent ne saurait se dire. Ils se sentirent glacés comme par le souffle d’une tête de mort. Ils n’échangèrent pas un mot. Seulement M. Gillenormand dit à voix basse et comme se parlant à lui-même:
– C’est l’écriture de ce sabreur.
La tante examina le papier, le retourna dans tous les sens, puis le remit dans la boîte.
Au même moment, un petit paquet carré long enveloppé de papier bleu tomba d’une poche de la redingote. Mademoiselle Gillenormand le ramassa et développa le papier bleu. C’était le cent de cartes de Marius. Elle en passa une à M. Gillenormand qui lut: Le baron Marius Pontmercy.
Le vieillard sonna. Nicolette vint. M. Gillenormand prit le cordon, la boîte et la redingote, jeta le tout à terre au milieu du salon, et dit:
– Remportez ces nippes.
Une grande heure se passa dans le plus profond silence. Le vieux homme et la vieille fille s’étaient assis se tournant le dos l’un à l’autre, et pensaient, chacun de leur côté, probablement les mêmes choses. Au bout de cette heure, la tante Gillenormand dit:
– Joli!
Quelques instants après, Marius parut. Il rentrait. Avant même d’avoir franchi le seuil du salon, il aperçut son grand-père qui tenait à la main une de ses cartes et qui, en le voyant, s’écria avec son air de supériorité bourgeoise et ricanante qui était quelque chose d’écrasant:
– Tiens! tiens! tiens! tiens! tiens! tu es baron à présent. Je te fais mon compliment. Qu’est-ce que cela veut dire?
Marius rougit légèrement, et répondit:
– Cela veut dire que je suis le fils de mon père.
M. Gillenormand cessa de rire et dit durement:
– Ton père, c’est moi.
– Mon père, reprit Marius les yeux baissés et l’air sévère, c’était un homme humble et héroïque qui a glorieusement servi la République et la France, qui a été grand dans la plus grande histoire que les hommes aient jamais faite, qui a vécu un quart de siècle au bivouac, le jour sous la mitraille et sous les balles, la nuit dans la neige, dans la boue, sous la pluie, qui a pris deux drapeaux, qui a reçu vingt blessures, qui est mort dans l’oubli et dans l’abandon, et qui n’a jamais eu qu’un tort, c’est de trop aimer deux ingrats, son pays et moi!