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Qu’était-ce que les Amis de l’A B C? une société ayant pour but, en apparence, l’éducation des enfants, en réalité le redressement des hommes.

On se déclarait les amis de l’A B C. – L’Abaissé, c’était le peuple. On voulait le relever. Calembour dont on aurait tort de rire. Les calembours sont quelquefois graves en politique; témoin le Castratus ad castra qui fit de Narsès un général d’armée; témoin: Barbari et Barberini; témoin: Fueros y Fuegos ; témoin: Tu es Petrus et super hanc petram, etc., etc.

Les amis de l’A B C étaient peu nombreux. C’était une société secrète à l’état d’embryon; nous dirions presque une coterie, si les coteries aboutissaient à des héros. Ils se réunissaient à Paris en deux endroits, près des halles, dans un cabaret appelé Corinthe dont il sera question plus tard, et près du Panthéon dans un petit café de la place Saint-Michel appelé le café Musain, aujourd’hui démoli; le premier de ces lieux de rendez-vous était contigu aux ouvriers, le deuxième, aux étudiants.

Les conciliabules habituels des Amis de l’A B C se tenaient dans une arrière-salle du café Musain.

Cette salle, assez éloignée du café, auquel elle communiquait par un très long couloir, avait deux fenêtres et une issue avec un escalier dérobé sur la petite rue des Grès [64]. On y fumait, on y buvait, on y jouait, on y riait. On y causait très haut de tout, et à voix basse d’autre chose. Au mur était clouée, indice suffisant pour éveiller le flair d’un agent de police, une vieille carte de la France sous la République.

La plupart des amis de l’A B C étaient des étudiants, en entente cordiale avec quelques ouvriers. Voici les noms des principaux. Ils appartiennent dans une certaine mesure à l’histoire: Enjolras, Combeferre, Jean Prouvaire, Feuilly, Courfeyrac, Bahorel, Lesgle ou Laigle, Joly, Grantaire.

Ces jeunes gens faisaient entre eux une sorte de famille, à force d’amitié. Tous, Laigle excepté, étaient du midi.

Ce groupe était remarquable. Il s’est évanoui dans les profondeurs invisibles qui sont derrière nous. Au point de ce drame où nous sommes parvenus, il n’est pas inutile peut-être de diriger un rayon de clarté sur ces jeunes têtes avant que le lecteur les voie s’enfoncer dans l’ombre d’une aventure tragique.

Enjolras, que nous avons nommé le premier, on verra plus tard pourquoi, était fils unique et riche.

Enjolras était un jeune homme charmant, capable d’être terrible. Il était angéliquement beau. C’était Antinoüs farouche. On eût dit, à voir la réverbération pensive de son regard, qu’il avait déjà, dans quelque existence précédente, traversé l’apocalypse révolutionnaire. Il en avait la tradition comme un témoin. Il savait tous les petits détails de la grande chose. Nature pontificale et guerrière, étrange dans un adolescent. Il était officiant et militant; au point de vue immédiat, soldat de la démocratie; au-dessus du mouvement contemporain, prêtre de l’idéal. Il avait la prunelle profonde, la paupière un peu rouge, la lèvre inférieure épaisse et facilement dédaigneuse, le front haut. Beaucoup de front dans un visage, c’est comme beaucoup de ciel dans un horizon. Ainsi que certains jeunes hommes du commencement de ce siècle et de la fin du siècle dernier qui ont été illustres de bonne heure, il avait une jeunesse excessive, fraîche comme chez les jeunes filles, quoique avec des heures de pâleur. Déjà homme, il semblait encore enfant. Ses vingt-deux ans en paraissaient dix-sept. Il était grave, il ne semblait pas savoir qu’il y eût sur la terre un être appelé la femme. Il n’avait qu’une passion, le droit, qu’une pensée, renverser l’obstacle. Sur le mont Aventin, il eût été Gracchus; dans la Convention, il eût été Saint-Just. Il voyait à peine les roses, il ignorait le printemps, il n’entendait pas chanter les oiseaux; la gorge nue d’Évadné ne l’eût pas plus ému qu’Aristogiton; pour lui, comme pour Harmodius [65], les fleurs n’étaient bonnes qu’à cacher l’épée. Il était sévère dans les joies. Devant tout ce qui n’était pas la République, il baissait chastement les yeux. C’était l’amoureux de marbre de la Liberté. Sa parole était âprement inspirée et avait un frémissement d’hymne. Il avait des ouvertures d’ailes inattendues. Malheur à l’amourette qui se fût risquée de son côté! Si quelque grisette de la place Cambrai ou de la rue Saint-Jean-de-Beauvais, voyant cette figure d’échappé de collège, cette encolure de page, ces longs cils blonds, ces yeux bleus, cette chevelure tumultueuse au vent, ces joues roses, ces lèvres neuves, ces dents exquises, eût eu appétit de toute cette aurore, et fût venue essayer sa beauté sur Enjolras, un regard surprenant et redoutable lui eût montré brusquement l’abîme, et lui eût appris à ne pas confondre avec le chérubin galant de Baumarchais le formidable chérubin d’Ézéchiel [66].

À côté d’Enjolras qui représentait la logique de la révolution, Combeferre en représentait la philosophie. Entre la logique de la révolution et sa philosophie, il y a cette différence que sa logique peut conclure à la guerre, tandis que sa philosophie ne peut aboutir qu’à la paix. Combeferre complétait et rectifiait Enjolras. Il était moins haut et plus large. Il voulait qu’on versât aux esprits les principes étendus d’idées générales; il disait: Révolution, mais civilisation; et autour de la montagne à pic il ouvrait le vaste horizon bleu. De là, dans toutes les vues de Combeferre, quelque chose d’accessible et de praticable. La révolution avec Combeferre était plus respirable qu’avec Enjolras. Enjolras en exprimait le droit divin, et Combeferre le droit naturel. Le premier se rattachait à Robespierre; le second confinait à Condorcet. Combeferre vivait plus qu’Enjolras de la vie de tout le monde. S’il eût été donné à ces deux jeunes hommes d’arriver jusqu’à l’histoire, l’un eût été le juste, l’autre eût été le sage. Enjolras était plus viril, Combeferre était plus humain. Homo et Vir, c’était bien là en effet leur nuance. Combeferre était doux comme Enjolras était sévère, par blancheur naturelle. Il aimait le mot citoyen, mais il préférait le mot homme. Il eût volontiers dit: Hombre, comme les espagnols. Il lisait tout, allait aux théâtres, suivait les cours publics, apprenait d’Arago la polarisation de la lumière, se passionnait pour une leçon où Geoffroy Saint-Hilaire avait expliqué la double fonction de l’artère carotide externe et de l’artère carotide interne, l’une qui fait le visage, l’autre qui fait le cerveau; il était au courant, suivait la science pas à pas, confrontait Saint-Simon avec Fourier, déchiffrait les hiéroglyphes, cassait les cailloux qu’il trouvait et raisonnait géologie, dessinait de mémoire un papillon bombyx, signalait les fautes de français dans le Dictionnaire de l’Académie, étudiait Puységur et Deleuze, n’affirmait rien, pas même les miracles, ne niait rien, pas même les revenants, feuilletait la collection du Moniteur, songeait. Il déclarait que l’avenir est dans la main du maître d’école, et se préoccupait des questions d’éducation. Il voulait que la société travaillât sans relâche à l’élévation du niveau intellectuel et moral, au monnayage de la science, à la mise en circulation des idées, à la croissance de l’esprit dans la jeunesse, et il craignait que la pauvreté actuelle des méthodes, la misère du point de vue littéraire borné à deux ou trois siècles classiques, le dogmatisme tyrannique des pédants officiels, les préjugés scolastiques et les routines ne finissent par faire de nos collèges des huîtrières artificielles. Il était savant, puriste, précis, polytechnique, piocheur, et en même temps pensif «jusqu’à la chimère», disaient ses amis. Il croyait à tous les rêves: les chemins de fer, la suppression de la souffrance dans les opérations chirurgicales, la fixation de l’image de la chambre noire, le télégraphe électrique, la direction des ballons. Du reste peu effrayé des citadelles bâties de toutes parts contre le genre humain par les superstitions, les despotismes et les préjugés. Il était de ceux qui pensent que la science finira par tourner la position. Enjolras était un chef, Combeferre était un guide. On eût voulu combattre avec l’un et marcher avec l’autre. Ce n’est pas que Combeferre ne fût capable de combattre, il ne refusait pas de prendre corps à corps l’obstacle et de l’attaquer de vive force et par explosion; mais mettre peu à peu, par l’enseignement des axiomes et la promulgation des lois positives, le genre humain d’accord avec ses destinées, cela lui plaisait mieux; et, entre deux clartés, sa pente était plutôt pour l’illumination que pour l’embrasement. Un incendie peut faire une aurore sans doute, mais pourquoi ne pas attendre le lever du jour? Un volcan éclaire, mais l’aube éclaire encore mieux. Combeferre préférait peut-être la blancheur du beau au flamboiement du sublime. Une clarté troublée par de la fumée, un progrès acheté par de la violence, ne satisfaisaient qu’à demi ce tendre et sérieux esprit. Une précipitation à pic d’un peuple dans la vérité, un 93, l’effarait; cependant la stagnation lui répugnait plus encore, il y sentait la putréfaction et la mort; à tout prendre, il aimait mieux l’écume que le miasme, et il préférait au cloaque le torrent, et la chute du Niagara au lac de Montfaucon. En somme il ne voulait ni halte, ni hâte. Tandis que ses tumultueux amis, chevaleresquement épris de l’absolu, adoraient et appelaient les splendides aventures révolutionnaires, Combeferre inclinait à laisser faire le progrès, le bon progrès, froid peut-être, mais pur, méthodique, mais irréprochable; flegmatique, mais imperturbable. Combeferre se fût agenouillé et eût joint les mains pour que l’avenir arrivât avec toute sa candeur, et pour que rien ne troublât l’immense évolution vertueuse des peuples. Il faut que le bien soit innocent, répétait-il sans cesse. Et en effet, si la grandeur de la révolution, c’est de regarder fixement l’éblouissant idéal et d’y voler à travers les foudres, avec du sang et du feu à ses serres, la beauté du progrès, c’est d’être sans tache; et il y a entre Washington qui représente l’un et Danton qui incarne l’autre, la différence qui sépare l’ange aux ailes de cygne de l’ange aux ailes d’aigle.

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[63] «Le châtré, à la caserne!»: l'eunuque Narsès, général romain de Byzance au VIe siècle. «Les Barbares et les Barberini»: famille romaine qui avait, au XVIIe siècle, construit son palais avec les matériaux des monuments antiques, plus destructrice donc que les Barbares. «Franchises et foyers»: devise des libéraux espagnols. «Tu es Pierre et sur cette pierre (je bâtirai mon Église)» (déjà cité en I, 3, voir note 51). Sur le mode dérisoire, Tholomyès avait fait la théorie du calembour; elle aboutissait à un comportement opposé: l'abstention (voir I, 3, 7).

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[64] Actuellement, rue Cujas.

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[65] Harmodius et Aristogiton, deux jeunes nobles athéniens, assassinèrent en 514 avant J.-C. Hipparque, fils du tyran Pisistrate, au cours de la procession des Panathénées, parce que Hipparque avait séduit la sœur d'Harmodius. Leurs poignards étaient dissimulés sous les rameaux de myrthe portés pour la procession.

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[66] Ange – comme son nom l'indique: Enj-olras – à la fois par sa beauté, qui l'apparente au personnage enjôleur du Mariage de Figaro, et par sa pureté, qui l'assimile aux anges soldats porteurs de l'épée punitive annoncés par les prophéties d'Ézéchiel.

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