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– Vous êtes accoutumé, je pense, à ces splendides tableaux?

– Comme on peut s’habituer au sifflement des balles; c’est-à-dire à cacher les palpitations involontaires du cœur.

– J’avais entendu dire, au contraire, que pour de vieux soldats cette musique était fort agréable?

– Cela s’entend: elle est agréable si vous voulez, mais seulement parce que le cœur se fait plus fort! Regardez! ajouta-t-il en me montrant l’Orient; quel pays!

Effectivement; il me semble qu’on trouverait difficilement un pareil panorama. Sous nous, s’étendait la vallée de Koïchaoursk, sillonnée par l’Arachva et par une autre rivière, comme par un double fil argenté; une vapeur bleuâtre glissait sur elle et courait vers les gorges voisines, chassée par les rayons ardents du jour naissant. À droite et à gauche, les crêtes des montagnes, d’inégale hauteur, ou bien coupées en deux, s’étendaient sous un manteau de neige et un rideau d’arbres. De loin, ces mêmes montagnes paraissaient être deux rochers parfaitement ressemblants l’un à l’autre et tous deux, éclairés par les reflets brillants de la neige, si gaiement et si chaudement, qu’il semblait qu’on aurait pu s’arrêter là et y vivre toujours. Le soleil se montrait à peine au-dessus d’une montagne bleu sombre, que seul un œil exercé aurait pu ne pas prendre pour un nuage orageux. Sur le soleil, s’étendait une raie sanglante que mon compagnon de voyage observa tout particulièrement.

– Je vous ai dit, s’écria-t-il, quel temps nous aurions aujourd’hui; il faut nous hâter! mais nous serons arrêtés, croyez-le, sur le mont Saint-Christophe. En route! cria-t-il aux conducteurs.

On plaça des chaînes aux roues, au lieu de patins, afin qu’elles ne pussent rouler; on prit les chevaux par le mors et l’on se mit à descendre. À droite était le rocher, à gauche un précipice tel que tout un village tartare placé au fond, paraissait gros comme un nid d’hirondelles. Je frissonnai en songeant qu’en ce lieu où deux voitures ne peuvent se croiser, un courrier quelconque, dix fois par an, passe par une nuit sombre sans même descendre de son équipage cahotant, Un de nos conducteurs était un paysan russe de Jaroslaw et l’autre un Circassien. Ce dernier tenait les rênes du limonier avec toutes les précautions possibles, prêt à dételer plutôt que de se laisser emporter. Mais notre Russe, insouciant, n’était pas même descendu de son siège; et lorsque je lui fis observer qu’il pourrait bien s’occuper avec plus de soin de ma valise que je ne tenais pas du tout à laisser dans ce gouffre, il me répondit:

«C’est vrai, votre seigneurie a raison; mais Dieu veuille que nous n’arrivions pas en plus piteux état que votre valise! Ce n’est pas, du reste, la première fois que nous passons ici!» Il disait la vérité; nous aurions pu effectivement ne pas arriver, et nous arrivâmes cependant tels qu’au départ. Et si tous les hommes raisonnaient davantage, ils seraient convaincus que la vie ne vaut pas la peine qu’on s’occupe d’elle autant qu’on le fait.

Mais peut-être désirez-vous connaître la fin de l’histoire de Béla? D’abord je n’écris pas un conte, mais des impressions de voyage, et par conséquent je ne puis obliger le capitaine à raconter avant qu’il ne le veuille. Ainsi donc, prenez un peu patience, ou sinon, tournez quelques pages; mais je ne vous le conseille pas, parce que le récit de notre passage sur le Christovoï (ou mont Saint-Christophe, comme l’appelle le savant Gamba) est digne de votre curiosité.

Ainsi donc, nous descendîmes du mont Gutt dans la vallée de Tchertow [6]. En voilà un nom romanesque! Vous voyez déjà l’antre de l’esprit diabolique au milieu des rochers inaccessibles! Eh bien! il n’en est rien. Le mot vallée de Tchertow vient du mot tcherta (ligne), et non de tchort (diable). On la nomme ainsi parce qu’elle sert de frontière à la Géorgie. Cette vallée, qui rappelle assez exactement Saratow, Tambow, et autres lieux bien aimés de notre patrie, était encombrée par les neiges.

«Voilà le Christovoï!» me dit le capitaine, lorsque nous arrivâmes dans la vallée de Tchertow, en me montrant la colline couverte d’un manteau blanc.

À son sommet on apercevait une arête rocheuse, et tout près un sentier à peine visible, sur lequel on passe, lorsque la neige a couvert les alentours.

Nos conducteurs déclarèrent qu’il n’y avait pas encore eu d’avalanche, et s’efforçant de maintenir les chevaux, suivaient les replis du sentier. À un détour, nous rencontrâmes cinq Circassiens. Ils nous offrirent leurs services, s’attachèrent aux roues, et en criant se mirent à pousser et à soutenir nos voitures. Réellement le chemin était dangereux. À droite, se dressaient sur nos têtes des monceaux de neige, prêts à fondre dans les défilés au premier coup de vent; l’étroit sentier était par bonheur couvert de neige; dans certains endroits elle s’écroulait sous nos pieds, dans d’autres elle s’était congelée sous l’influence des rayons du soleil et de la fraîcheur des nuits, si bien que nous-mêmes avions beaucoup de peine à marcher. Les chevaux tombaient à chaque instant; à gauche bâillait une crevasse énorme au fond de laquelle coulait un ruisseau, tantôt caché sous une croûte de glace, tantôt bondissant et écumant sur les rochers sombres; à peine si nous pûmes, en deux heures, tourner le Christovoï. Deux verstes en deux heures! De plus, les nuages s’abaissèrent; nous eûmes de la grêle et de la neige. Le vent s’enfonçait dans les défilés, hurlait et sifflait comme un oiseau de proie et bientôt la crête rocheuse se cacha au milieu des vapeurs, dont les ondes, devenant sans cesse plus épaisses et plus obscures, s’amoncelaient vers l’Orient.

Il existe une étrange et vieille tradition sur cette cime: On rapporte, que l’empereur Pierre Ier, voyageant à travers le Caucase, s’y arrêta: mais, premièrement, Pierre n’alla qu’à Daguestania; secondement, sur la croix, une inscription en grosses lettres atteste qu’elle a été érigée par ordre de M. Ermolow, en 1824. Et cependant, malgré l’inscription, la tradition est tellement enracinée, que vraiment on ne sait qui croire, d’autant plus que nous ne sommes pas habitués à croire aux inscriptions.

Il nous fallait descendre encore cinq verstes sur des rochers couverts de glace et de neige fondante, pour arriver jusqu’au relais de Kobi; les chevaux étaient harassés et nous, transis de froid. La tempête grondait de plus en plus fort. C’était bien celle qui rugit dans nos pays septentrionaux; mais ses lamentations étaient plus accentuées et plus tristes. Te voilà proscrite! pensais-je; tu pleures sans doute tes immenses et planes steppes, où tes froides ailes peuvent s’étendre à leur aise, tandis qu’ici, trop serrée, tu étouffes comme un aigle prisonnier, qui ronge en criant, les barreaux de fer de sa cage!

«Voilà qui va mal, dit le capitaine. Regardez; autour de nous, on ne voit plus que l’obscurité et la neige. Songez donc, si nous allions tomber dans un précipice ou nous enfoncer dans un trou comme il est arrivé à Baïdar; nous n’en sortirions pas. Oh! je la connais, cette Asie! quels habitants! quelles montagnes! quels torrents! c’est inhabitable!»

Nos postillons se mirent, en criant, à tirer et à frapper les chevaux; ceux-ci hennissaient, se campaient et ne voulaient, pour rien au monde, faire un pas, malgré l’invitation éloquente des coups de fouets.

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[6] En russe: du Diable.

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