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Voulitch passa dans l’autre chambre et s’assit auprès de la table. Tous le suivirent. Il nous fit signe de nous asseoir tout autour; on lui obéit en silence. En ce moment il avait pris sur nous une influence mystérieuse. Je le regardai fixement dans les yeux et son regard calme et immobile rencontra mon coup d’œil scrutateur. Ses lèvres pâles sourirent légèrement et, malgré son sang-froid, je lus comme l’empreinte de la mort sur son pâle visage. Je l’ai remarqué (et beaucoup de vieux militaires ont confirmé mes remarques), souvent sur le visage de l’homme qui doit mourir dans quelques heures, il y a quelque étrange expression de sort inévitable qu’il est difficile de confondre avec le regard ordinaire.

– Vous mourrez aujourd’hui! lui dis-je.

Il se retourna vivement vers moi et me dit lentement et avec calme:

– Peut-être oui, peut-être non! Puis se tournant vers le major, il demanda:

– Ce pistolet est-il chargé?

Dans sa préoccupation, celui-ci ne comprit pas bien.

– Oui parfaitement, Voulitch, lui cria quelqu’un, il est certainement chargé puisqu’il était suspendu sur nos têtes. Quelle envie de plaisanter!

– Sotte plaisanterie! ajouta un autre.

– Je parie cinquante roubles contre cinq que le pistolet n’est pas chargé, cria un troisième.

Un nouveau pari s’engagea.

Tous ces longs préparatifs m’ennuyaient.

– Écoutez, lui dis-je, ou brûlez-vous la cervelle, ou suspendez l’arme à sa place et allons dormir.

– C’est cela! dirent la plupart: allons dormir.

– Messieurs, je vous prie de ne pas bouger et il appuya la bouche du pistolet sur son front.

Tous furent comme pétrifiés.

– Monsieur Petchorin, prenez une carte, ajouta-t-il, et jetez-la en l’air.

Je pris sur la table, je m’en souviens maintenant comme si j’y étais, un as de cœur, et je le lançai en l’air. La respiration de tous s’était arrêtée: tous les yeux exprimaient une souffrance et une curiosité vague et couraient du pistolet à la carte fatale, qui tremblant en l’air, descendît lentement. À cet instant, comme elle atteignait la table, Voulitch abattit le chien… L’arme rata.

– Grâce à Dieu! s’écrièrent beaucoup, il n’était pas chargé.

– Regardons, cependant, dit Voulitch.

Il releva de nouveau le chien et ajusta une casquette suspendue au-dessus de la fenêtre: le coup partit, la fumée remplit la chambre; lorsqu’elle se fut dissipée, on regarda la casquette; elle était traversée dans son milieu et la balle était entrée profondément dans le mur.

Trois minutes s’écoulèrent sans que quelqu’un pût prononcer un mot. Voulitch serra tranquillement dans sa bourse mes ducats.

On se mit à discuter sur ce qui avait empêché le pistolet de partir la première fois. Les uns soutenaient que certainement la lumière devait être bouchée, d’autres disaient qu’au premier coup la poudre de l’amorce était humide et qu’ensuite Voulitch avait dû en mettre de la fraîche. Mais moi je soutins que la dernière supposition était fausse, car je n’avais pas ôté les yeux un seul instant de dessus le pistolet.

– Vous êtes heureux au jeu! dis-je à Voulitch.

– C’est la première fois de ma vie, répondit-il en souriant comme un homme content de lui-même: cela vaut mieux qu’une veine au jeu.

– Et c’était plus dangereux.

– Eh bien! commencez-vous à croire à la prédestination?

– J’y crois; seulement, je me demande pourquoi il me semble que vous devez certainement mourir aujourd’hui…»

Ce même homme, qui tout à l’heure avait visé sa tête si tranquillement, soudain se mit à s’irriter et se fâcha.

– En voilà assez, dit-il, en se levant: notre pari est terminé et vos remarques maintenant me paraissent déplacées.

Il prit son bonnet et sortit. Tout cela me sembla étrange, et ce n’était pas en vain.

Bientôt tous s’éloignèrent pour regagner leurs demeures, interprétant diversement les bizarreries de Voulitch, et d’une seule voix, sûrement ils m’appelèrent égoïste, parce que j’avais soutenu un pari contre un homme qui voulait se briller la cervelle; comme si, sans moi, il ne pouvait trouver une occasion favorable.

Je retournai chez moi par les ruelles désertes du village. La lune, pleine et rouge comme un foyer d’incendie, commençait déjà à se montrer au-dessus de l’horizon dentelé des maisons. Les étoiles brillaient tranquillement à la voûte bleu sombre des cieux et je ne pus m’empêcher de sourire en me souvenant qu’il y avait autrefois des hommes sages qui pensaient que les constellations célestes prenaient part à leurs futiles discordes pour un morceau de terre ou pour des droits inventés à plaisir. Eh quoi donc? Ces flambeaux auraient été allumés à leur intention et seulement pour éclairer leurs luttes et leurs triomphes. Mais ils brillent toujours avec le même éclat, tandis que leurs passions et leurs espérances se sont éteintes depuis longtemps avec eux-mêmes, comme un feu mesquin, allumé sur la limite d’une forêt par un voyageur insouciant. Et quelle volonté énergique il leur a fallu, pour se persuader que le ciel entier et ses innombrables habitants, les regardaient avec une participation muette, il est vrai, mais immuable!… Quant à nous, leurs misérables descendants, errant sur la terre sans conviction et sans fierté, sans jouissances et sans douleurs, hormis une peur involontaire, qui nous serre le cœur à la pensée d’une fin inévitable, nous sommes beaucoup plus incapables des grands sacrifices que réclame la noble humanité et même notre propre bonheur; nous savons qu’il est impossible et nous marchons avec indifférence, de doute en doute, comme nos aïeux se sont jetés d’une erreur dans une autre. Nous n’avons, comme eux, ni espérances, ni même cette indéfinissable mais ardente jouissance, que reçoit l’âme, au milieu de ses luttes contre les hommes ou contre le sort…

Beaucoup d’autres pensées de ce genre envahissaient mon esprit; mais je ne m’y arrêtai pas, parce que je n’aime point à m’appesantir sur une idée abstraite quelconque. À quoi cela mène-t-il?… Dans ma première jeunesse, j’étais rêveur; j’aimais à caresser tour à tour des images sombres ou riantes; ce qui me valait une imagination inquiète et avide. Mais que me restait-il de tout cela? Une fatigue, comme après une nuit de combat avec un fantôme et un souvenir confus plein de regrets. Dans ces luttes vaines j’épuisai et l’ardeur de mon âme et la permanence de la volonté nécessaire à une vie active. J’entrai dans cette vie, dont toute l’image était déjà dans ma pensée et je m’ennuyai honteusement comme celui qui lit une mauvaise imitation d’un livre connu depuis longtemps.

Les événements de cette soirée avaient jeté en moi une assez profonde impression et avaient irrité mes nerfs. Je ne savais vraiment si je croyais à la prédestination ou si je n’y croyais pas; mais ce soir-là j’y avais cru fermement. L’épreuve avait été frappante, et quoique je me fusse moqué de nos aïeux et de leur serviable astrologie, j’étais tombé comme eux dans l’ornière. Mais je m’arrêtai à temps dans ce chemin dangereux, ayant pour principe de ne rien récuser d’une manière décisive et de ne croire à rien aveuglément. Je rejetai la métaphysique de côté et je regardai à mes pieds. Ma circonspection vint fort à propos; j’avais failli tomber en heurtant quelque chose de gros et de mou, un corps mort apparemment. Je me penchai, la lune éclairait juste alors le chemin. Devant moi était étendu un porc presque coupé en deux par un coup de sabre… Je venais à peine de le voir, que j’entendis un bruit de pas. Deux Cosaques accouraient d’une rue; l’un vint à moi et me demanda si je n’avais pas vu un Cosaque ivre qui courait après un porc.

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