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J'ai dix ans. Le Zubial s'est équipé d'un pied-de-biche, d'une lampe de poche et d'un fusil à pompe. Nous avons résolu de cambrioler, lui, moi et mon frère Frédéric, le château de Miramont sis aux confins de la Manche. Cette bâtisse du XVIIIe siècle endormie sous les ronces nous a toujours fait rêver. Papa nous a affirmé que la bibliothèque recèle de vieux grimoires qui contiennent tous les secrets qui nous permettront, plus tard, de fasciner les femmes.

Avec cette illusion charmante pour perspective, nous nous enfonçons dans les fourrés, gravissons un escalier à double révolution qui entoure le souvenir d'une fontaine. Autour de nous, l'été bourdonne; tout un petit peuple d'oiseaux gazouille, siffle. Comme mon frère, j'ai terriblement peur d'être surpris par le gardien, un dénommé Courte-Barbe qui justifie que nous ayons emporté un fusil. Naturellement, j'appris plus tard qu'il n'y avait pas plus de Courte-Barbe que de pièges à loup dans le sous-bois. Mais que vaut une expédition sans péril?

Enfin nous arrivons devant l'une des portes de l'aile droite. Le pied-de-biche nous ouvre le chemin plus sûrement qu'une clef; les serrures sont rouillées. Nous pénétrons alors chez la Belle au Bois Dormant. Une escouade de chauves-souris nous salue de son envol; leurs cris vont se perdre dans l'immense trouée que forment les grands escaliers. De toiles d'araignées en planchers enfoncés, nous finissons par trouver la grande bibliothèque où gisent des milliers de vieux livres. Blottis autour de notre père, nous frémissons à chaque claquement d'un volet agacé par le vent qui forcit.

Le Zubial saisit alors un grimoire à la couverture en cuir, enfile ses lunettes et commence à nous en faire lecture. J'ai bien repéré que le texte était en latin, langue qu'il ne maîtrise pas; notre père est donc en train d'improviser. Je ne l'en écoute qu'avec plus d'attention, en me demandant toutefois pourquoi le Zubial s'est mis en peine de créer une telle mise en scène. Craint-il que ses propres paroles aient moins de poids?

– Toujours vous créerez le merveilleux dans la vie des femmes, ânonne-t-il en feignant de décrypter du vieux français. Toujours vous demeurerez l'amant des gentes dames qui seroient complaisantes avec vous…

– Ça veut dire quoi? demande Frédéric, de plus en plus inquiet.

Les sifflements lugubres du vent sont tels à présent que le château tout entier semble craquer. À chaque bruit, mon frère s'attend à voir surgir le terrible Courte-Barbe.

– Ça veut dire que vous allez en chier, mes chéris! Et que nous ne sommes rien sans les femmes. Croyez-moi, on ne rencontre leurs attentes que pour devenir soi en y répondant. Il n'y a de salut pour nous que dans l'art de soigner leurs frustrations. Leurs ressentiments sont nos maîtres. Quand elles vous critiqueront, écoutez-les, elles nous indiquent si souvent le plus court chemin vers notre bonheur en cherchant le leur.

Ces propos quasi théologiques pour Frédéric, qui a sept ans, ne retiennent guère son attention. Il a la trouille et voudrait déguerpir dans les plus brefs délais. Alors, pour le rassurer, le Zubial lui avoue la vérité. Nul péril ne nous guette, nous sommes ici chez son parrain, Charles-Edouard de Miramont. En somme, nous jouons à cambrioler le château d'un ami, pour repérer les lieux.

Le Zubial nous explique que les repérages de cinéma consistent en la recherche d'un ou plusieurs décors dans lesquels des scènes vont être jouées.

– Et qu'est-ce qui va se jouer? lui ai-je demandé.

– Une scène nocturne, que je vais représenter ici avec et pour une femme.

Nous ne connaissons pas cette Catherine qui règne sur ses sens depuis huit jours. Le Zubial considère que ladite Catherine souffre d'un manque de romantisme qu'il convient de soigner au plus tôt. Magistrat auprès du tribunal de Caen, elle a commis l'impair d'épouser un avocat jugé incompétent pour leurs affaires matrimoniales, selon le diagnostic du Zubial. Son mari, raconte-t-il, ne s'est pas aperçu que Catherine a un cœur qui ne s'émeut que dans le tumulte d'une aventure chevaleresque. L'idée de mon père est donc de lui faire cambrioler ce château où ils passeront une nuit d'amour dans la frayeur d'être surpris par un imaginaire gardien. Sa qualité de juge est de nature à augmenter sa crainte de se faire déférer devant les autorités. Sur le coup de minuit, l'assistant de l'éditeur du Zubial, en vacances dans les parages, doit faire irruption et se faire passer pour Courte-Barbe. Tous les ingrédients sont réunis pour qu'ils puissent vivre une excellente scène de comédie romantique.

Quand il nous parlait, mon père ne se rendait pas compte que nous étions encore des enfants; d'ailleurs, moi aussi je m'adressais à lui comme s'il avait eu notre âge. Le Zubial était de son enfance comme on est d'une province; jamais il n'en perdit l'accent. Il paraissait également ne pas être conscient que nous avions une mère, et que ses amours illégitimes avaient le don de nous inquiéter. À ses yeux, je crois que nous n'étions pas des fils mais de futurs amants.

Vingt ans après, j'ai rencontré dans une brasserie cette femme dont nous avions répété la nuit d'amour. Catherine m'a rejoint à la table où le Zubial avait ses habitudes, vêtue d'un tailleur jaune canari. Elle m'a dévisagé, puis a baissé les yeux, s'est mise à rire et, enfin, à pleurer, sans même me donner son nom. Je n'avais rien dit. L'essentiel était avoué. Que c'est beau une femme amoureuse d'un souvenir. Peu à peu, elle me parla avec pudeur, à voix basse, comme on s'adresse à un fantôme. Leur nuit de cambriolage fictif avait effectivement eu lieu dans le château de Miramont. Jamais elle n'avait eu autant le sentiment de se glisser dans ses rêves de petite fille. Aucun homme ne lui avait donné à ce degré le sentiment d'habiter un conte. À minuit, il avait saisi son arme et tiré au gros sel sur le gardien pour sauver sa carrière de magistrat, me confia-t-elle. Je n'eus pas le cœur de lui révéler que le château appartenait au parrain de mon petit frère et que le soi-disant gardien était un éditeur parisien; je le regrette. Que mon père eût fait courir des risques imaginaires à ce ravissant juge me paraît plus délicat.

Juste avant de nous séparer, elle eut ce dernier mot:

– Il était… il était, non il est… il est…

– Je sais.

Nous nous sommes quittés. Je l'ai regardée s'éloigner. Elle sanglotait; sa frêle silhouette en était secouée. D'où vient que certains êtres, parfois morts, nous font mettre plus de vie dans la vie? Nous donnent le goût d'exister sans mesure, en nous faisant souvenir que nous sommes nés pour tutoyer l'infini? D'où vient qu'après ces rencontres pleines de glissades rien ne sera jamais plus comme avant?

Jeanne était prostituée. Le Zubial l'aima si bien qu'il ne lui fit jamais l'amour. Elle officiait non loin des Champs-Élysées et, parfois, m'emmenait le mercredi, entre deux clients, manger une glace dans le jardin des Tuileries en compagnie du Zubial.

Peu de femmes m'ont aussi joliment parlé des hommes, et de celui que j'étais appelé à devenir. Jeanne était essentiellement gaie. Elle parlait vrai, appelait un chat un chat et ses sentiments par leur nom. Donner du plaisir avec son joli corps tout frais ne la contrariait pas trop. La liberté que cela lui procurait l'enchantait. Chaque jour elle s'émerveillait que la Providence l'eût faite putain.

Jeanne avait tout pour charmer le Zubial qui, sa vie durant, usa de ses relations policières pour la faire protéger. Elle était sa sœur, son miroir le plus intègre. Mentir avec elle n'était d'aucune utilité; se mentir la mettait en colère. Elle trouvait la vie suffisamment zigzag pour ne pas en rajouter.

Ils s'étaient connus un soir où le Zubial ne trouvait personne à qui lire le dernier chapitre de l'un de ses livres. L'idée d'appeler une prostituée lui était venue comme un ultime recours. Jeanne s'était présentée chez lui deux heures plus tard, sanglée dans un imperméable noir. Habituée aux bizarreries de l'âme masculine, elle ne s'était pas inquiétée que cet écrivain veuille la payer pour écouter une lecture de quelques pages. Le Zubial s'était exécuté; elle avait dit son émotion, et s'était alors permis des impudeurs telles en lui parlant de lui qu'il était tombé fou d'elle.

Pour Jeanne, il inventa peut-être les plus beaux moments de sa courte vie. Un soir, il remplit tout le restaurant Prunier, avenue Victor Hugo, de Gitans déguisés en bourgeois qui, au cours de son dîner d'anniversaire, se levèrent soudain et improvisèrent pour elle une comédie musicale dédiée à sa beauté. Elle pleura. Une autre fois, le Zubial lui offrit la totalité des livres qu'il aimait, en écrivant brièvement sur les pages de garde ce qui dans ces textes l'avait ému ou blessé. Elle possède ainsi plus de deux mille titres autographiés de sa main; ce travail considérable lui prit plusieurs semaines. Elle pleura également. J'oublie en passant les fleurs qu'il lui fit livrer pendant deux mois trois à quatre fois par jour pour que sa concierge sache bien que dans son immeuble vivait une princesse et non une catin. Cette cour folle ne visait pas à s'approprier Jeanne mais bien à lui donner tout ce que les hommes lui refusaient: tendresse, vénération pour sa noblesse, admiration pour sa féminité solaire.

Lors de l'enterrement du Zubial, Jeanne déposa discrètement un bouquet de violettes sur la pierre tombale toute neuve. Chaque jour, depuis dix-sept ans, une main anonyme vient déposer le même bouquet sur la sépulture de mon père, à Vevey, en Suisse.

Anne fut peut-être ma préférée. C'est un mercredi que nous l'avions rencontrée, dans un magasin de pianos anciens. Le Zubial m'y avait emmené pour me raconter l'histoire de chacune des pièces mises en vente. Sous l'œil étonné de la marchande, il me confia que l'un des clavecins fut offert par Talleyrand à Pauline, l'une des maîtresses de Chateaubriand, sur laquelle il avait des vues pressantes.

Réinventer l'histoire était l'une de ses passions, comme s'il eût rêvé d'être le Saint-Simon d'une galerie de miroirs sans tain; toujours il m'affirmait détenir la vérité, celle qui se trame derrière les convenances et l'hypocrisie politique. Je possède ainsi quelques centaines d'anecdotes aussi belles qu'apocryphes, relatives aux amours imaginaires des grands noms qui peuplaient mes manuels d'histoire; ce qui me valut quelques démêlés avec mes professeurs de lycée.

Dans son Panthéon, Charles Maurice de Talleyrand-Périgord occupait une place de choix. Ce diplomate-girouette qui fut de tous les régimes, de 1789 à 1834, tour à tour conventionnel, thermidorien, comploteur pour établir le Consulat, puis ministre des Relations extérieures de Napoléon qu'il jugea prudent de lâcher en 1815 afin d'accueillir Louis XVIII qui devait restaurer pour un temps la dynastie des Bourbons. Toujours il pratiqua la trahison dans l'intérêt de la France, et du sien qu'il savait mêler si étroitement. Quand nous jouions à Talleyrand, le Zubial et moi, nous nous amusions à claudiquer pour imiter la démarche de ce diable boiteux affligé d'un pied bot. Il m'avait même fabriqué dans son atelier une crosse de Prince de l'Église et une mitre en carton pour rejouer la jeunesse de cet évêque apostat qui, à la Convention, fit voter la mise en vente des biens de l'Église! Le grand Charles Maurice fut pour nous, les enfants Jardin, le seul véritable rival de Mickey et de Donald.

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