Oui, j'étais bien le fils de cet homme que mes frères et moi appelions autrefois le Zubial; c'était son nom de père, comme d'autres ont un nom de scène. Il fut inventé par Emmanuel, mon frère aîné, et repris par la fratrie. Le surnom est chez les Jardin une habitude, un tic tribal, tant il nous a toujours paru nécessaire de donner un nom qui soit vraiment propre aux individus singuliers de notre famille.
Soudain, sur ce parvis ensoleillé, je me suis senti le droit d'écrire sur le Zubial, de ne plus étouffer ce livre que je bouture depuis mes quinze ans sur l'arbre de mes chagrins, ce livre que j'ai commencé dès que son corps fut froid, peut-être pour le retenir, ce livre qui me fit découvrir que l'écriture serait pour moi fille de son absence, ce livre que je n'ai pas osé publier en premier parce que lui avait déjà tant écrit sur son propre père, ce livre sur ce désespéré follement gai qui fut l'un des plus surprenants amants de ce siècle, sur ce drôle de zèbre qui hante tous mes romans. Je me le gardais aussi par-devers moi comme une jouissance en réserve, douloureuse mais fabuleuse; car je savais que ce récit sur le bruit de son existence ne serait pas un recueil de souvenirs mais un livre de retrouvailles. Ce n'est pas une nuance, c'est une différence qui me remplit de vie à mesure que j'écris ces lignes. Et s'il m'arrive de pleurer en l'écrivant, ce sera aussi de joie. Mon père est mort, vive le Zubial!
J'ai dix ans; je dîne à une table d'enfants, chez des relations de mes parents, quand l'effet de souffle des propos de mon père fige la table des adultes qui jouxte la nôtre. Nous dressons l'oreille. J'entends alors le Zubial qui annonce à son hôte – un producteur de cinéma – qu'il s'ennuie et se sent dans l'obligation d'évacuer les lieux, sous peine de ne pas se respecter.
Effaré, le maître de maison se fend d'un sourire jaune qui froisse sa physionomie, veut croire en une plaisanterie, risque une saillie pour tenter de placer les rieurs de son côté. Courtois, les invités le paient d'un demi-sourire. Mon père s'excuse, prie tout le monde de ne voir aucune provocation dans son inconduite et, enfin, confesse sa gêne, sa honte même de participer à cette assemblée de menteurs sans joie.
– De menteurs? reprend la maîtresse de maison, heurtée.
– Oui.
À ma table, les enfants ne perdent rien de ce qui va suivre. Pour la première fois, ils vont voir une grande personne dire la vérité, toute sa vérité.
Profitant de l'émoi des convives, le Zubial se lance alors dans une hallucinante reconstitution de la soirée; il dépeint ce qu'il a vu et entendu derrière ce qui se disait, au-delà du gazouillis des politesses et du miel des gentillesses. Tout y passe! Le désir sulfureux de la maîtresse de maison pour un jeune avocaillon équivoque qui se défend avec si peu d'ardeur qu'on n'aimerait pas être son client, les relations névrotiques du maître de maison avec sa perfide maman, les regards obliques et éloquents d'un agent de cinéma sur ma mère, et enfin les intérêts financiers qui gouvernent cette assemblée où tout le monde vit du talent des autres.
Ce jeu terrible de la vérité dure un quart d'heure, quinze minutes vertigineuses au terme desquelles chacun se retrouve plus nu que nu, déstructuré. Et je vois ma mère décomposée, elle aussi, qui tente de faire taire ce demi-fou qui lève les voiles comme on tire des tapis, sans y prendre garde, gourmand qu'il est des cascades des Marx Brothers.
Ce moment faramineux m'est resté comme un pic d'héroïsme et d'inconscience. Soudain j'ai vu en mon père un héros moderne, un chevalier luttant contre les dragons de la fausseté, de la triste hypocrisie. Car sa harangue était exempte de haine, dénuée de venin, portée par une jubilation sans mélange. Seule 1e passionnait la mise au jour, l'excavation de ces vérités qui, à force de nous éviter, nous font fuir notre sort. Et il faisait cela avec un naturel teinté d'une exquise politesse, un furieux bonheur, car il était heureux de proposer à se hôtes de participer à cette scène inoubliable II leur offrait, à sa façon insolente et charmeuse, de voyager l'espace de cette soirée sur l'océan de leurs contradictions en ne refusait aucun courant, en prenant toutes leurs brises et, pourquoi pas, quelques cyclones conjugaux Quelle fête! Autour de moi, les gamins enchantés découvraient avec fascination le monde des adultes soudainement éclairé par cet étrange professeur d'humanité.
Quand tout fut fini, lorsque les couples furent au bord de rééditer leur voyage de noces ou de rompre séance tenante, quand il eut vidé toutes les poches de l'assistance et les doubles fonds des valises de chacun, le Zubial se tourna vers moi et mon petit frère pour nous entraîner. D'un geste, il invita notre mère à nous suivre. Elle tendit la main; il la baisa, et nous sortîmes au beau milieu du repas.
Ce soir-là, je fus privé de dessert mais je sus très nettement que c'était comme cela que je voulais exister, avec cette liberté-là, si pleine de gaieté. Je me sentais le cœur à aimer le sort de funambule qui m'attendait, prêt à me propulser dans un destin vraiment Jardin.
Pourtant, quand cinq ans plus tard on porta le Zubial en terre, tout en moi se cabra devant ce qu'il fut. Je pris peur, comme si je craignais tout à coup que sa façon d'être ne fût mortifère. J'eus l'horrible sensation qu'il était mort non d'un vulgaire cancer mais d'avoir été lui-même avec cette intensité-là; et cela me désespérait. Comment fallait-il donc vivre? Puisque la destinée des grands vivants était de se fracasser jeune, sous quelle porte étroite fallait-il passer pour demeurer vivant sans mourir? Pourquoi seuls les morts-vivants vieillissent-ils? D'où vient cette loi terrible qui nous place devant cette alternative qui me révoltait?
Dix-sept années après ses quarante-six ans, ces questions me hantent encore. En sortirai-je un jour? Quitte-t-on vraiment les interrogations de son enfance? Celles qu'il m'avait versées dans l'esprit, et peut-être dans mes gènes, n'ont pas fini de me faire craindre d'être trop moi-même, ou pas assez…
Le Zubial devint très jeune invraisemblable, tant il s'appliquait à s'évader des contraintes qui pèsent sur le genre humain. Dès l'âge de quinze ans, il s'entraîna à avoir vingt ans, à sa manière. Parti à point, il sut les perpétuer, ses vingt ans, jusqu'à ce que mort s'ensuive. Sa méthode était fort simple: ne jamais se laisser gouverner par ses propres peurs, jamais! Toujours il dynamitait ses appréhensions, ses timidités.
À quinze ans, le Zubial sauta avec entrain dans le lit d'une amie de son père, Clara, héritière de quelques raffineries de pétrole au Havre. De cet épisode extravagant, j'ai tiré l'esquisse de mon premier roman, en assagissant les faits, de peur de n'être pas crédible, tant le jeune Pascal fut dans cette histoire une exagération chronique.
Pour fêter leur liaison scandaleuse, en 1949, mon père se fit construire par Clara une réplique du Petit Trianon, qui existe toujours, sur les rives du lac Léman. C'est là, dans ce palais helvétique, dont il fit à l'époque peindre les boiseries Louis XV au minium, couleur orange vif, qu'il mena grande vie, vêtu de vestes d'intérieur sur mesure, cousues de fils en caoutchouc, de pompes vernies en crocodile et de liquettes de chez Hilditch qu'il se faisait livrer par douzaines. Il commanda également de sublimes chiottes taillées dans des vases d'albâtre géants du XVIIIe siècle. Menuisier dans l'âme, le Zubial ébénista lui-même les lunettes en acajou mêlé de bois de santal.
En ce temps-là, ses mains étaient couvertes d'énormes bagues en or, de saphirs pharaoniques ou de diamants excessifs offerts par sa maîtresse et, pour mieux signifier à son entourage qu'il était enchanté de sa condition de gigolo très en forme, il donnait de grands dîners où il conviait les puissants de ce monde ainsi que… son propre père, Jean Jardin! Les ministres de tout poil, les industriels les plus en vue d'Europe se pressaient pour venir voir le couple monstrueux, la Belle et son jouet. Mon grand-père s'y traînait donc, contraint par les nécessités des affaires, et en repartait mi-mortifié mi-consterné par son rejeton incontrôlable. Le Zubial, lui, exultait! Il montrait avec fierté sa maîtresse, son initiatrice, et son gigantesque train électrique.
Il y avait alors dans ce Trianon improbable, surgi en plein XXe siècle, plus de cent mètres de voies ferrées minuscules, autour desquelles s'activait une armée de valets de chambre payés pour participer aux jeux du Zubial. Edgar Faure venait y jouer avec passion, tout en fumant les cigares du mari qui tolérait avec intelligence cet amant de poche extravagant. L'époux préférait encore ce rival miniature à un adulte qui eût pu lui enlever sa femme.
D'où vient que les comportements délirants du Zubial n'ont jamais, ou si rarement, suscité la condamnation ou l'irritation? Ses initiatives accomplies par un autre eussent semblé celles d'une tête à claques; lui avait la grâce. Il charmait les femmes, ravissait les hommes les plus conventionnels, enchantait les athlètes du sexe et les jeunes filles érubescentes, comme si sa liberté eût consolé chacun du chagrin de se tenir soi-même en laisse. Les chefs de gare étaient contents qu'il y eût un homme capable de monter dans autant de trains à la fois. Mes copains de classe, qui déferlaient à la maison le week-end, voyaient en lui un personnage de dessin animé qui échappait aux lois de la pesanteur; il ressemblait si peu à leurs parents! Ses amis riaient de ses escapades, et se félicitaient de ne pas s'y être risqués eux aussi. Je crois qu'on le regardait comme un aventurier perpétuellement de retour de quelque odyssée improbable, une sorte de trappeur de Saint-Ger-main-des-Prés.
Le Zubial avait ce talent de vivre non seulement sa liberté, mais aussi celle que les autres n'osaient pas s'octroyer, de s'offrir tout en se montrant avec pudeur. Son exhibitionnisme forcené tenait plus de la générosité que du nombrilisme. L'animal payait toujours, et cher, ses loopings affectifs, ses carambolages incessants avec les administrations, la presse et tous les censeurs de notre monde d'asphyxiés. Toujours il semblait dire aux autres: je suis libre, voyez mes ailes mais voyez aussi le désespoir plein de gaieté qui me déchire le cœur, et voyez comme elles brûleront, mes ailes, en m'approchant du soleil. S'il n'eût pas autant souffert, sans doute lui en aurait-on voulu davantage.
Comme il eut l'élégance de mourir jeune, les prudents se dirent qu'ils avaient bien fait de ne pas emboîter ses faux pas. Les maris de ses maîtresses innombrables s'en trouvèrent d'abord fort satisfaits; puis, au fil des années, les cocus déconfits s'aperçurent avec angoisse qu'il était encore plus difficile de terrasser un fantôme. Le Zubial continuait à hanter leurs épouses, leur donnait encore rendez-vous avec la vie quand eux, après dix ans de lit à deux places, s'époumonaient pour que ne meure pas leur mariage. Les grands vivants ont ceci de particulier qu'ils ne s'éteignent jamais vraiment; toujours ils renaissent, ressuscites par les questions immortelles qu'ils soulèvent.