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À trente-deux ans, je me demande encore où est le Zubial en moi. J'ai aimé, moi aussi, éperdument. Mais si lui fut un grand amant, j'ai essayé d'être un mari avec excès et éclat, pour lui ressembler, à ma façon. J'ai publié cinq romans, traduits dans vingt-trois langues, tourné deux films dont un fou furieux, incompris, qui m'a exténué, et je me sens fourbu, désemparé de courir sans lui, loin de son regard.

Pourtant, j'ai tant voulu effacer son prénom. Aujourd'hui c'est chose presque faite et, tout à coup, cela me désole, me panique même. Les moins de quarante ans croient que Jardin c'est moi, ou bientôt mon petit frère Frédéric, alors que moi je sais que c'est lui, ce foutu Zubial qui paya de son sang son idée de la vie quand moi je me contente de mijoter dans mes dérisoires réussites sans m'exposer, sans oser me risquer. Et si le temps était venu de m'insurger contre mes peurs? De réveiller mon sang Jardin? En aurai-je un jour le courage, ou resterai-je un écrivain ou, pire, un metteur en scène? Lui était bien plus que cela. Son existence zubialesque fut son chef-d'œuvre.

Verdelot. Ce nom magique est celui de la maison du Zubial, haut lieu de ses folies. Il prétendit toujours avoir offert ce prieuré du XVe siècle à ma mère et fit même venir une équipe de télévision pour le clamer haut et fort, alors que l'acte de vente et le chèque venaient d'être signés par l'un de ses rivaux!

À l'époque, au début des années soixante-dix, le Zubial avait organisé autour de ma mère, l'une des plus jolies femmes d'Europe, un ballet de prétendants, chargés de raviver leur histoire d'amour si pleine de déraison. Ces liaisons très dangereuses, qu'il tentait de contrôler après les avoir suscitées, avaient aussi la vertu de le plonger dans un solide désespoir qu'il jugeait nécessaire pour alimenter sa prose; c'est du moins ce qu'il prétendait.

Le véritable acheteur de Verdelot avait cru marquer un point décisif dans la compétition amoureuse qui l'opposait au Zubial en offrant cette demeure à ma mère; mais l'affaire faillit lui coûter la vie. Ivre d'amour, l'imprudent avait siphonné en douce quelques millions sur les comptes en Suisse d'une grande star française de cinéma, laquelle n'avait pas trouvé la plaisanterie très à son goût. Un contrat avait été pris sur sa tête; il en réchappa à la suite de sombres tractations avec la pègre marseillaise. En ce temps-là, la beauté de ma mère allumait des guerres. Mais le véritable coupable était le Zubial; c'était bien son naturel excessif qui provoquait une telle flambée des enchères pour séduire sa femme.

À Verdelot, donc, mon père aima ma mère, à sa façon périlleuse, sans filet. Jamais il ne se crut propriétaire de cette femme étonnante, à bien des égards mythique, qui me donna la vie. Que l'on se figure Romy Schneider et l'on aura une idée assez juste de sa présence, puisque c'est sous les traits de cette comédienne que l'on retrouve au cinéma la plupart des personnages qu'elle inspira aux cinéastes qui ont souffert de l'adorer.

Pour l'aimer au mieux, le Zubial installa donc dans cette maison deux ou trois amants de ma mère qui se retrouvaient tous les week-ends avec lui! Et pour faire bonne mesure, le Zubial y venait souvent accompagné de l'une des créatures qu'il avait réussi à suborner. Son idée, fort simple, était de faire de ses compétiteurs des maris, afin de demeurer toujours l'amant de ma mère. Concevoir une telle dramaturgie intime est une chose, la vivre en est une autre; mais c'est ainsi qu'il ne cessa jamais de la reconquérir.

On imagine aisément que mes copains de classe avaient quelques difficultés à s'y retrouver! D'autant que les invités, tout aussi déconcertés, menaient rarement une vie irréprochable. Pourtant, à Verdelot, l'atmosphère n'était pas à la frivolité car ces gens très gais, furieusement drôles, s'aimaient avec démesure. Sous la houlette du Zubial, cette étrange tribu vivait essentiellement d'amour fou.

Dans ce prieuré de Seine-et-Marne, le microclimat provoqué par sa présence portait aux extravagances. L'été de mes douze ans, nous y avons vécu en compagnie d'une jeune girafe convalescente; le Zubial s'était alors entiché d'une fille Bouglione.

Je conserve un souvenir émerveillé du jour où Marguerite, la petite girafe, arriva chez nous. La ménagerie du cirque nous l'avait confiée, afin de la requinquer sous le ciel briard. Je crus avoir une hallucination quand j'aperçus par la fenêtre sa tête étrange; elle se trouvait en contrebas, dans le jardin, et mangeait les feuilles de la vigne vierge qui court jusqu'à la hauteur de notre cuisine. Naturellement, le Zubial ne nous avait pas avertis. C'est Lionel, l'un de ses amis, qui la vit en premier; le sachant très porté sur le champignon mexicain – sous influence, disait mon père -3 je ne l'ai d'abord pas cru. J'avais tort. Marguerite était bien là, prête à mettre un peu plus de poésie encore dans notre univers déjà surréaliste. Pour la nourrir, nous inventâmes toutes sortes de mixtures qui lui rendirent la santé. Le Zubial eut même l'idée de lui procurer un excédent de lait maternel qui faisait souffrir l'une de ses amies. Marguerite ne le but pas, elle le mangea; car le Zubial utilisa ce lait pour en faire… du fromage de femme, aliment qu'il déclara excellent pour les girafes.

Plus tard, ma mère refusa l'installation d'autruches sur lesquelles mon père comptait pour aller faire ses courses le dimanche matin en sulky. L'idée d'atteler ces énormes volatiles l'enchantait. Il ne négligeait aucune occasion de s'épater lui-même.

Les samedis soir, le Zubial se mettait en tenue de danse, entendez qu'il enfilait un étrange costume constitué d'une chemisette en peaux de chat tannées par ses soins et d'un immense caleçon qui lui faisait une manière de jupette; puis il enfilait des sabots. Ainsi accoutré, il allumait la télévision et quand, par la grâce de l'ORTF, surgissait l'image de Claude François, il se mettait à danser comme un diable, en imitant le blondinet désarticulé, devant l'assistance médusée. Trente secondes plus tard, tout le monde dansait devant la télévision! Les invités, ma mère, ses amants, la bonne qui râlait, quelques maîtresses égarées et les enfants! Et en cadence! La gaieté s'emparait de la maisonnée, et nous chantions à tue-tête; puis, échauffé, mon père s'asseyait sur la télé éteinte et nous lisait quelques chapitres de Pagnol, en modifiant un peu le texte original quand l'attention des petits faiblissait.

C'est ainsi que je me suis aperçu dix ans plus tard que La Gloire de mon père ne comportait aucune scène de western et qu'il ne fut jamais question dans cet ouvrage de plantes carnivores aussi avides que les pieuvres de Jules Verne. D'autres soirs, il nous lisait les Mémoires d'outre-tombe pendant que nous, les enfants, lui massions les pieds avec ferveur.

À Verdelot, tout ou presque pouvait se produire.

Pendant un temps, le grand jeu du Zubial fut de nous réveiller, moi et mes copains, pour improviser en pleine nuit des farces téléphoniques. Son idée favorite était de prendre une voix caverneuse et de réveiller le ministre de l'Intérieur de l'époque – qu'il connaissait – à son domicile, sur les deux heures du matin, en signant notre forfait par ces mots énigmatiques:

– C'est un coup des autonomistes de Seine-et-Marne!

Et nous raccrochions. Quand, une nuit, à l'autre bout du fil, nous entendîmes la voix enrouée de l'officiel irrité:

– Arrête Pascal!

Le Zubial raccrocha aussitôt, nous expliqua que la répression des forces de l'ordre serait terrible et qu'il nous fallait nous organiser.

– Pour quoi faire? demanda un ami de huit ans qui n'avait pas l'habitude de se rebeller contre le gouvernement.

– Pour résister!

Sans délai, nous barricadâmes la maison. Bouclés les volets! Les coussins du salon nous servirent d'imaginaires sacs de sable, la commode de l'entrée permit de bloquer la porte et, quand tout fut prêt pour le siège, nous commençâmes à inventorier les vivres que nous possédions pour tenir; car, au dire du Zubial, nous serions bientôt cernés par l'assaillant. Au passage nous avalâmes quelques tartines de pâté de canard maison. Les thermos furent remplies de chocolat chaud. Un peu étonnés tout de même, mes amis regardaient avec inquiétude ce monsieur en robe de chambre très agité qui était, à ce qu'on leur avait dit, un écrivain célèbre. Mais leurs doutes se changèrent en panique véritable quand mon père chargea les winchesters pour tirer par la fenêtre les sommations d'usage.

Les détonations réveillèrent ma mère qui, effarée de trouver sa maison transformée en Fort-Chabrol, confisqua les fusils, nous renvoya illico au lit et somma le Zubial de cesser ce genre d'extravagances. L'un de mes copains, enchanté, raconta cette nuit à ses parents; il ne fut plus jamais autorisé à revenir à Verdelot.

Plus tard, je me suis souvent demandé pourquoi il inventait ces moments merveilleux avec un tel enthousiasme. Désirait-il rivaliser avec Buffalo Bill dans notre imaginaire? Peut-être ne savait-il pas comment être père, lui qui demeura toujours un fils; alors, sans doute faisait-il de son mieux. Je crois aussi qu'il voulait désespérément vivre, qu'il craignait pardessus tout de se laisser entortiller dans un quotidien anesthésiant. Alors il se débattait, fabriquait sans relâche des situations, avec la trouille de mourir un jour sans avoir suffisamment exploré sa nature. À moins qu'il n'ait agi ainsi pour m'inoculer le goût de la fiction, dans l'espoir de faire de moi un écrivain…

Le fond de son cœur me reste encore une énigme; sans doute est-ce pour cela que je me comprends parfois si mal.

– Mon chéri, tu vois ces grandes pinces? Elles servent à couper des boulons. Eh bien, nous allons en faire un appareil à châtrer les emmerdeurs! Les je-sais-tout, les inspecteurs des impôts, les maris jaloux, les fâcheux, quoi…

– Bien papa…

À Verdelot, notre activité préférée était de fabriquer des objets inutiles – ou d'une utilité relative – dans son atelier. De nos mains naissaient des machines à applaudir surréalistes que l'on actionnait avec une manivelle, des pièges à mouches gigantesques, des échasses à ressorts, de somptueuses mâchoires mécaniques conçues pour prémâcher les aliments, des appareils poétiques qui étaient censés nous faire aimer des femmes; car là était bien la grande affaire de sa vie.

C'est là, dans son atelier, qu'il me fit sentir que nous, les Jardin, étions nés pour aimer. Pendant qu'il rabotait et contrecollait d'imaginaires oiseaux en balsa, il m'expliquait avec fierté que si certaines familles étaient vouées à fournir à la République des bataillons de polytechniciens, ou une brochette de boulangers, nous, nous étions destinés à devenir des amants. À l'entendre, l'affaire ne souffrait aucun débat et si, par nécessité, je devais un jour occuper une fonction rémunérée, il me priait de ne pas y prêter trop d'attention. J'écoutais, en clouant, en vissant, en ponçant.

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