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Par l'intermédiaire de la bouchère d'un village situé non loin de Verdelot, Paul Morand fut donné à une école communale de Seine-et-Marne, à la grande satisfaction du maître, ravi de cette acquisition pédagogique, utile pour les classes d'éveil. À ce qu'on dit, les enfants de ce patelin en sont fort contents. C'est ainsi que se termina la carrière du grand styliste. Homme d'une droite rigide et élitiste, intime de Proust, épris de catégories héréditaires, Morand est aujourd'hui pendu au plafond d'une école républicaine où l'on enseigne la liberté, l'égalité et la fraternité, parce qu'il rencontra un jour le Zubial.

Croiser mon père faisait souvent bifurquer les destins que l'on croyait les mieux établis. Le Zubial s'y entendait à merveille pour brouiller les cartes du sort. Sa passion était de rectifier les trajectoires des uns et des autres en y mettant de l'ironie. Je crois qu'il redoutait par-dessus tout que les gens qu'il aimait, et lui-même, ne se transforment en empaillés à force de cultiver des certitudes.

Soudain, alors que ma plume court, un doute m'arrête: et si le Zubial m'avait une fois de plus menti? Après tout, qui me dit que ce squelette était bien celui qui soutint la carcasse de Paul Morand? Papa était parfaitement capable d'avoir fabulé et de s'en être persuadé, tant était vif son besoin de faire de la résistance contre la réalité. Pourtant, ce squelette avait des jambes arquées de cavalier, comme celles de l'auteur de L'Homme pressé. Alors…

Mais peu importe, l'essentiel est qu'il existe des êtres merveilleux, des Zubial toujours enclins à faire de l'existence une comédie vraie digne d'être vécue. Plus le temps passe, plus la normalité à haute dose m'asphyxie, moins je me console de croupir dans une époque sérieuse. Le Zubial aurait-il pu être lui-même en cette fin de XXe siècle? Il est vrai que le Paris des années soixante-dix fut un zoo dans lequel vivaient en liberté de bien curieuses espèces. Se sont-elles éteintes?

Il y a un épisode hautement cinglé sur lequel je souhaite revenir: ce qui arriva la nuit et le jour qui suivirent la soirée où le Zubial et Manon gagnèrent une fortune rondelette au casino de Deauville. On se souvient que je m'y trouvais en compagnie de John, mon correspondant anglais ravi de découvrir nos mœurs qu'il croyait être celles des Français.

Après avoir encaissé ce pactole inespéré, le Zubial ne nous ramena pas à Paris directement. Il jugea les circonstances suffisamment exceptionnelles pour se ménager une halte de réflexion. Aussi avons-nous emménagé le soir même dans une suite de l'hôtel Normandy. L'irruption de Manon à la réception, toujours vêtue de paillettes et de quelques plumes d'autruche, fit sensation; elle n'avait rien d'autre à se mettre. L'Anglais nous suivait de près, sans que le cours des événements n'altère son humeur égale.

À peine installés dans nos chambres, papa nous déclara que ces sous tombés du ciel étaient une calamité et que, à ce titre, il fallait nous en défaire dans les plus brefs délais.

– Calamity! Calamity! ne cessait-il de répéter à John, en montrant avec angoisse une petite valise remplie de billets de banque.

Je n'ai d'abord pas bien compris sa rage d'abandonner cet argent, Manon non plus. Au contraire, elle était heureuse que le Zubial fût désormais en mesure d'augmenter la poésie du monde, et de soulager un certain nombre de souffrances. Avec sincérité, elle se félicitait que cette somme vertigineuse fût tombée entre les mains d'un homme tel que lui, dont les désirs illimités et l'invention galopante trouveraient à ces capitaux des emplois enthousiasmants et généreux. Mais le Zubial, lui, paraissait accablé.

En massant ses pieds, nous réussîmes à l'apaiser un peu et à le convaincre de se coucher; ce qu'il fit de mauvaise grâce, après avoir fait monter dans sa chambre deux litres de thé qu'il but séance tenante pour se purger de ses humeurs, ainsi qu'il aimait à le dire.

Mais, au milieu de la nuit, nous fûmes réveillés par ses glapissements dus à une crise de coliques néphrétiques. Un toubib appelé à la rescousse lui injecta ce qui convenait pour atténuer sa douleur; le Zubial fit alors une allergie au produit et se mit à gonfler comme une baudruche. C'était épouvantable à voir. Un autre médecin fut convoqué, aussi inapte que le précédent à saisir les subtilités de la psychologie zubialesque; on l'expulsa, non sans avoir pioché quelques billets dans la valise, au grand étonnement du toubib, pour le rémunérer de son incompétence. Enfin il fallut faire venir Madame Wang, qui rappliqua expressément de Paris. C'est elle qui, après lui avoir planté quelques aiguilles dans les oreilles, obtint à l'aube une décongestion de la bête et formula le bon diagnostic:

– Il ne supporte pas…

– Quoi? fit Manon.

– L'opulence, la richesse.

Deux lavements plus tard, le Zubial surgit de sa chambre en peignoir, ravagé par cette nuit de détresse physique et morale. Il nous expliqua alors qu'il se sentait incapable de faire face à une absence de stress financier. Toujours il avait vécu dans un naufrage économique luxueux qui le maintenait sur le qui-vive: ses revenus étaient immenses, ses dépenses l'étaient encore plus et de ce déséquilibre naissait l'équilibre dont il avait besoin pour se sentir suffisamment en danger et écrire dans une saine panique. Cette confession du Zubial présentait tous les symptômes de la sincérité. Il avait sur le visage cet air d'enfant perdu qui signalait chez lui un désarroi authentique.

– Je suis contre le confort, conclut-il.

Pour se soulager au plus tôt, il sortit un stylo et un papier, inscrivit la somme qu'il avait récoltée pour en soustraire sa mise, le prix de l'hôtel, le coût d'une robe pour Manon et de deux paires de patins à roulettes pour John et moi. Puis, lorsqu'il eut achevé sa soustraction, il rédigea un chèque du montant restant qu'il expédia à la Croix-Rouge; et alors, nous le vîmes sourire en cachetant l'enveloppe qui le libérait du tracas de vivre sans soucis d'argent.

Cet instant me reste comme un grand moment d'irréalité, fascinant et terrifiant de légèreté. J'y ai repensé par la suite, quand ma mère dut affronter les urgences de la nécessité, après la mort du Zubial. Sans délai, elle s'était mise à travailler pour nous élever et, à cette époque, j'en voulus à mon père de la voir peiner, qu'il n'eût ce jour-là pas même songé à éteindre ses dettes fiscales qui nous poursuivirent bien après qu'il se fut carapaté.

Un soir que je sentais ma mère lasse, après une journée de boulot, je lui ai raconté cet épisode; elle m'a répliqué sans hésiter:

– Ton père a bien fait.

Je l'ai considérée comme si elle avait, elle aussi, perdu le bon sens, et n'ai saisi la beauté de sa réponse que des années plus tard. Ce n'est que récemment que j'ai senti combien le besoin de sécurité peut asphyxier l'âme; jusqu'alors, je ne percevais pas à quel point l'assurance de perpétuer ses habitudes est un opium nocif pour les êtres voués aux grandes acrobaties. Riche d'autre chose que de ses dettes, le Zubial eût été castré. Son imagination était fille de ses angoisses, ses talents multiples naissaient des difficultés innombrables qui le cernaient et qu'il ne cessait d'augmenter. Ma mère était du même bois, fait pour plier dans la tourmente sans jamais rompre. Tous deux avaient la passion de s'exposer, de ne jamais se protéger du destin, pour mieux rebondir. Leur amour se renouvelait en les blessant et s'enrichissait des tempêtes qu'ils traversaient ensemble.

À Deauville, après avoir posté son chèque exorbitant pour la Croix-Rouge, le Zubial s'était montré d'excellente humeur. Nous terminâmes la journée sur les planches qui bordent la plage, à faire du patin à roulettes avec John. Je ne savais plus ce qui était le plus ahurissant: que mon père eût gagné cette fortune mirobolante ou qu'il s'en fût séparé avec une telle désinvolture. Il était joyeux, enchanté de marcher au bras de Manon qui était excessivement belle. Avec ardeur, il nous bricolait des histoires, inventait de nouveaux épisodes de la vie de Talleyrand, projetait de jouer bientôt avec moi au tennis en conservant les presses de sa raquette en bois, afin de ne pas contrôler la trajectoire de ses balles et de les frapper plus fort.

J'étais heureux, qu'il le fût enfin et d'être le fils d'un homme aussi dramatiquement libre. L'espace d'une nuit, nous avions été plusieurs fois millionnaires, comme dans un songe; et puis, librement, le Zubial avait opté pour la poursuite de son destin aventureux. Il m'avoua même, avec un vrai plaisir, que son compte en banque était alors à découvert. Cet après-midi-là, notre impécuniosité fut notre luxe; je me sentais riche d'être un Jardin.

Un jour que je rangeais mon bureau, j'ai retrouvé la fausse carte d'identité du Zubial au nom de Julien Dandieu. Sans doute se l'était-il fait fabriquer par un accessoiriste de cinéma, ces artisans de l'impossible. Elle mentionnait une adresse; j'eus la curiosité de m'y rendre, sans rien espérer de précis. Ce que j'y découvris me laisse encore perplexe, me pénètre du sentiment de n'avoir pas bien connu les facettes contradictoires de mon père. Mais sait-on jamais qui sont les êtres?

C'était à Paris, dans le XVIIIe arrondissement, au fond d'une impasse pavée qui semblait un décor de Trauner. Je furetais dans le hall de l'immeuble lépreux quand soudain j'aperçus une boîte aux lettres sur laquelle était écrit le faux nom du Zubial, celui qu'il avait prêté à tant de ses personnages de fiction: Julien Dandieu! Un instant, cela ne me parut pas réel; pourtant l'étiquette était formelle.

Monsieur Dandieu habitait bien ici, au quatrième étage.

J'ai alors pris peur, pour une raison qui m'échappe; je me suis enfui. Cette découverte quasi fantastique ne laissa pas de me troubler les jours suivants, et de m'inquiéter. Ce n'est qu'une semaine plus tard que je résolus de faire une visite à ce héros de mon père, ou à son homonyme.

Il devait être vingt heures; les fenêtres éclairées du quatrième étage signalaient une présence. Je suis monté, avec une panique sourde, et me suis forcé à sonner. La porte s'est ouverte; tout à coup j'ai vu mon oncle Simon, vêtu d'un smoking. Il tenait la porte, avec un air d'enfant surpris en pleine action délictueuse.

– Qu'est-ce que tu fais là? m'a-t-il demandé.

– Et toi? C'est qui Dandieu?

La réponse semblait si complexe qu'il ne parla pas tout de suite, me fit entrer et se servit un verre de vin avant de tenter de s'expliquer. Tout de suite, une chose me frappa: ce deux-pièces était rempli d'habits divers et prodigieusement variés, suspendus à des cintres. On eût dit un magasin de location de vêtements, ou une réserve de costumier.

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