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Il y eut à ce moment-là un bref répit dans le chuintement des gouttes, une seconde de silence complet, et de ce fond humide et immobile de l'obscurité se détacha un léger bâillement, un soupir féminin suivi du bref grincement d'une fenêtre refermée. Nous nous regardâmes. Instinctivement, je baissai la voix. Je me surpris à lui parler de ce que je n'avais pas l'intention de dire, de ce qu'il me semblait impensable à raconter.

«Il y avait près du port des docks où l'on avait entassé tous les opposants, pêle-mêle avec quelques suspects dont elle. Comme elle n'avait rien avoué, les Américains l'avaient livrée aux autorités locales, à ces coupeurs de têtes paramilitaires. Une semaine après, quand l'un de leurs chefs a pensé la monnayer dans les négociations avec les gouvernementaux, il n'a pas osé la montrer. Une semaine de viols et de tortures. Elle n'avait plus de visage. Ils ont préféré la tuer.

– Je ne le savais pas…»

Il le dit sur un ton sourd et cassé dont sa voix me paraissait incapable.

«Mais si, vous le saviez très bien. Pendant cette semaine vous étiez en train d'écouter les interrogatoires enregistrés par les Américains. Ses interrogatoires…

– Je ne le savais pas.

– Ce qui m'intéresse c'est ce que vous savez. Tout ce que vous savez sur ces jours-là. Jusqu'au dernier mot. En homme ordonné, vous avez même conservé certains objets qui lui appartenaient, n'est-ce pas? Des photos… Tout ce que vous savez, par écrit. Pour vous aider, je vous poserai des questions. Oui, un interrogatoire, vous en avez l'habitude…

– Mais je n'ai rien gardé! Je ne me souviens de rien!»

Nous nous retournâmes. Dans le silencieux répit entre deux vagues de pluie, le gravier sous les pas crissait avec une sonorité de verre. La femme de Vinner sembla ne pas remarquer ma présence. Droite, l'air de la dignité froissée, elle s'arrêta à quelques mètres de nous.

«Qu'y a-t-il, Val?»

Son intonation, un léger haussement de son menton résumèrent toute leur vie de couple: oui, j'ai un mari au passé bizarre et dont le métier n'est pas très facile à définir devant les amis, mais mon tact et ma sérénité distante rendent cela parfaitement acceptable.

«J'ai oublié de donner à votre mari cette revue scientifique dont il aura besoin demain», annonçai-je en tirant de mon sac un magazine.

Elle sourit distraitement comme si elle venait de m'apercevoir dans l'obscurité et s'éloigna en souhaitant une bonne nuit sans véritable destinataire. Au milieu de l'allée, près d'un lumignon, elle s'accroupit pour ramasser une petite pelle en plastique oubliée par les enfants. Le tissu de sa robe de chambre, très fin et satiné, dessina la ligne de son dos, l'évasement de ses hanches. Déjà dans une vision d'irréalité, je pensai à la nuit qu'ils allaient passer ensemble, aux nuits qu'il passait à côté de ce beau corps féminin, à leur plaisir…

«Ne compliquez pas les choses, disje à Vinner en me dirigeant vers la grille. Je n'ai rien à perdre. Et vous, vous avez une belle vie devant vous. Ça vaut bien quelques aveux… Demain, j'attends de vos nouvelles. Et n'oubliez pas que je travaille en binôme, comme disent les tireurs d'élite. Si je suis réveillé à quatre heures du matin par la police, mon collègue sera obligé de vous réveiller à quatre heures et demie. Sweet dreams.»

Il m'appela à neuf heures et me proposa de nous rencontrer dans deux jours, à son bureau, à Saint Petersburg.

Requiem pour l'Est - pic_18.jpg

Dans le hall de mon hôtel, sur une étagère serrée entre deux plantes aux larges feuilles lustrées, je tirai au hasard trois ou quatre volumes pour occuper ces deux jours pluvieux, pour ne pas penser à Vinner. J'essayais de m'attacher aux personnages de ces romans américains, de croire à la vie d'un éleveur de chevaux candide et généreux ou d'une jeune provinciale naïve piégée par la grande ville… Mais d'une façon détournée, ma pensée revenait à notre conversation dans la nuit. J'enviais vaguement ces auteurs qui savaient tout sur la moindre saute d'humeur de leurs héros, qui devinaient leurs intentions même quand «sans savoir la raison de son choix, Hank évitait, depuis, de prendre la route de North Falls». Il me semblait comprendre pourquoi ces pages feuilletées par tant de mains pouvaient plaire, pourquoi tous ces mondes fictifs des livres plaisaient. Pour le confort de l'omniscience, pour la vision du chaos vaincu, épinglé comme un hideux insecte sous le verre d'une collection.

Je pensais à Vinner en me rendant compte que je ne savais même pas si, durant cette conversation sous la pluie, il avait eu peur, s'était senti coupable, m'avait cru vraiment prêt à tirer sur lui, sur sa femme. Je ne savais pas si le changement de sa voix était un jeu ou non. Je ne savais pas dans quel ordre il avait placé les moyens de se débarrasser de moi: la police, un tueur à gages, une issue à l'amiable. Je ne savais pas s'il était tant que ça perturbé par mon apparition. En somme, je ne savais rien de ce qui se passait dans sa tête!

Je refermais le livre, j'imaginais Vinner qui, après mon départ, montait à la maison, fermait la porte, exécutait tous les petits gestes d'hygiène d'avant le sommeil, s'étendait à côté de sa femme. Je sentais que ces gestes quotidiens glissaient tout près de la folie. Et que la vraie démence serait justement d'imaginer Vinner s'allongeant à côté du beau corps féminin que je venais de voir sous le tissu satiné de la robe de chambre, de l'imaginer caresser ce corps, de les imaginer faire l'amour. Car il n'était pas du tout exclu que tout se passât précisément ainsi: la petite routine d'hygiène, leur chambre, leurs corps. Je me disais que le vrai livre aurait dû recopier cette invraisemblable suite d'actes vrais. Un homme apprend ce qu'avait appris Vinner, monte dans sa maison, se lave, se couche, attire sa femme à lui, presse sa poitrine, caresse ses hanches, la pénètre en respectant fidèlement les petites singularités de leur rituel charnel…

Je passai les deux jours d'attente entre cette fantasmagorie des gestes imaginés, des bribes de lecture et cette conviction de plus en plus claire dans mon esprit: quoi qu'il arrive je partirais sans avoir compris ce que Vinner avait sur le cœur, pour parler comme ces romans qui meublaient l'étagère de l'hôtel.

Il m'accueillit devant l'entrée de l'immeuble. Un troisième Vinner, pensai-je, en me rappelant le premier, l'imposant guide du paradis balnéaire, puis le deuxième, un homme en sandales dérangé dans sa paisible soirée familiale. Et à présent, cet homme d'affaires en costume sombre qui enchaîna en un seul mouvement rapide le froid sourire du salut, la poussée sur le cuivre de la porte tournante, cet avis exprimé par un bref constat catégorique: «Il nous faudra laisser nos sacs à la consigne, ils ont installé un détecteur de métaux.» Il donnait déjà le sien au préposé.

En entrant dans son bureau, il eut un signe de tête rapide en direction de deux hommes qui étaient en train de déplacer de volumineux cartons: «Désolé pour le désordre, mais nous sommes en plein déménagement. J'espère que leur présence ne vous gênera pas.» Je reconnus dans l'un des déménageurs le lecteur de journaux que j'avais vu, en reflet, dans un éclat de miroir sur la colonne du restaurant, le jour de notre déjeuner. Les cartons étaient placés juste derrière le fauteuil que Vinner me proposa. La rapidité avec laquelle il entamait ce rendez-vous avait le petit goût d'une opération bien préparée. Il avait sans doute réussi à joindre notre prétendu ami commun en Chine, à moins que celui-ci ne fût déjà rentré. Et puis, en deux jours, il avait pu vérifier que j'étais seul à Destin. En jetant un coup d'œil sur les caisses, je remarquai que certaines d'entre elles étaient assez grandes pour contenir le corps d'un homme.

«J'ai une dette envers vous, dit-il en ouvrant un tiroir de son bureau. Ce magazine que vous m'avez offert pour ne pas effaroucher mon épouse. Je vous le rends, mais avec un supplément…»

Vinner me tendit un journal anglais. Il avait assurément prévu le coup de théâtre, mais ne pouvait pas mesurer la force du choc. Il y avait plusieurs articles sur le trafic d'armes contrôlé par la mafia russe. Des photos, des statistiques. Et soudain, ce titre: «La mort de l'un des barons de la filière nucléaire.» Sur le cliché, très distinct, je découvris le visage de Chakh.

Je n'entendis pas le début des commentaires faits par Vinner. Il me demanda probablement si j'avais bien connu l'homme photograhié. Je n'ai pas donné de réponse, encore aveuglé par l'expression des yeux, le mouvement des lèvres que je devinais derrière la fixité de la photo. L'article ne faisait qu'énumérer les habituelles composantes de la trame criminelle: des contrats douteux, la fuite des technologies militaires d'une Russie en déliquescence, les commissions exorbitantes, les rivalités, les règlements de comptes, la mort d'un «baron de la vente d'armes». C'est en parcourant ces paragraphes que je rattrapai la voix de Vinner. Curieusement, elle avait la même résonance vaguement méprisante et victorieuse que le style de l'article.

«… drôle de personnage. Je ne l'ai vu qu'une fois et encore pour une raison très technique. Et il n'a rien trouvé de mieux que de me parler de la guerre. Enfin de sa guerre. C'était tellement hors de propos que j'ai failli lui demander s'il avait conduit un char lui-même, histoire de lui faire toucher le fond de la bêtise. Et puis…»

Je remarquai que les deux hommes, dans mon dos, avaient cessé leur remue-ménage, mais restaient toujours dans la pièce. J'interrompis Vinner:

«Il vous aurait répondu que oui. D'abord près de Leningrad, puis dans la bataille de Koursk…

– Près de Saint-Pétersbourg, vous voulez dire? Ha ha…

– Je ne sais pas s'il faut commencer à le prononcer à l'américaine…

– Ça viendra, ça viendra… N'empêche, quelle ironie du sort: lui qui a si vaillamment lutté contre les trafiquants d'armes est abattu sous l'étiquette d'un mafieux. Quelle fin de carrière! C'est vrai qu'il n'avait pas la chance que vous avez de travailler "en binôme", comme vous dites. Un compagnon fidèle peut toujours venir en aide ou, le cas échéant, réhabiliter votre honneur à titre posthume. Mais dans son cas…»

Il continuait à parler avec un sourire de plus en plus dédaigneux. J'étais sûr à présent que le soir de notre rencontre sous la pluie il avait eu très peur et qu'il était beaucoup trop inquiet pour penser au beau corps de sa femme, et qu'il avait passé ces deux jours dans une humiliante inquiétude qu'il essayait d'effacer par ce ton méprisant de vainqueur. Je comprenais aussi que je ne sortirais pas de ce bureau. Les deux hommes derrière mon fauteuil ne faisaient même plus semblant de déplacer leurs caisses… Mais la mort de Chakh m'avait poussé dans un étrange éloignement d'où je regardais Vinner: son visage ressemblait à un masque parcouru de crampes. Je lui coupai la parole de nouveau et c'est en parlant que je me rendis compte de la tension avec laquelle il m'écoutait, et aussi de la raideur de mes lèvres.

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