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– Je voudrais justement savoir.»

Chakh eut de nouveau ce regard durci, puis me confia comme à contrecœur:

«Sa dernière identité était allemande. Une Allemande qui avait longtemps vécu au Canada et qui revenait en Europe. Donc tu peux abandonner tes recherches russes. Ne perds pas ton temps, il n'y aura parmi ces femmes russes vivant à Paris que des violonistes saint-péters-bourgeoises, des prostituées ukrainiennes et des épouses moscovites, et parfois toutes les trois en une seule personne… Je repasserai en France dans une dizaine de jours, je pense savoir d'ici là au moins dans quel pays il faudra la chercher.»

J'eus le temps, avant une nouvelle rencontre, de comprendre ce qui avait changé en Chakh. Il aurait été plus simple de dire: il a vieilli. Ou d'expliquer l'aigreur qui perçait dans ses paroles par la disparition du pays qu'il avait servi depuis tant d'années. Mais il y avait autre chose. À présent il travaillait sans aucune protection, comme un voltigeur à qui on a retiré le filet, surtout sans le moindre espoir d'être échangé, en cas d'échec, contre un Occidental, ce qu'on faisait autrefois. En le revoyant, je lui en parlai. Je disais qu'à Moscou, on pensait plus à ouvrir des comptes en Suisse qu'à exfiltrer un agent. Il sourit: «Tu sais, un jour ou l'autre nous serons tous exfiltrés par le bon Dieu.»

Ce soir-là, le jour de notre deuxième rencontre, nous parlions justement de ces années où tout avait basculé à Moscou. Les années où le Kremlin se transformait en une grosse tumeur mafieuse dont les métastases minaient le pays tout entier. Les années où, comme dans la panique d'une défaite, on abandonnait les alliés d'hier, on soldait les guerres, on démantelait l'armée. Le temps où l'écroulement de l'empire rompait, maille après maille, les réseaux de renseignement tissés durant les soixante-dix ans de son existence. Le temps où nous ne savions pas si un agent de liaison absent au rendez-vous avait été intercepté par les Américains ou vendu par les nôtres. Le temps où je t'avais vue te perdre, un jour, dans la foule de l'aéroport de Francfort, après quelques mots d'adieu volontairement insignifiants.

Chakh me fit parler de ton départ, des mois qui l'avaient précédé, des collègues que nous avions vus alors. Je lui racontai comment nous étions restés assiégés dans le restaurant tournant au milieu d'une ville en feu et, en remontant dans le passé, les semaines passées à Londres, plus loin encore, la disparition du couple qui devait nous remplacer: Youri et Youlia. Tes remords de ne pas avoir su les protéger…

«Il était comment, ce Youri? m'interrompit soudain Chakh.

– Blond, assez costaud, un beau sourire…

– Ça, je le sais, j'ai vu les photos. Tu l'as entendu parler anglais?

– Euh… non, pourquoi?»

Chakh ne répondit pas, me regarda fixement, puis se frotta le front

«Ce qui est presque sûr c'est qu'elle a vécu un certain temps en Amérique. J'ai les adresses, les contacts. Mais après, il y a eu ce grand chambardement au Centre, et pas mal de casse dans les services, et c'est depuis ce moment-là qu'il est difficile de la repérer… Si tu veux, nous en reparlerons à la fin du mois, j'y verrai sans doute plus clair.»

Chakh était venu à ce rendez-vous avec une valise qui gardait encore des étiquettes d'aéroport. Ce bagage qu'il rangea à côté de notre table me rappela avec force la vie nomade que j'avais menée avec toi et que cet homme menait toujours, dans une ronde incessante de villes, d'hôtels, de matinées d'hiver dans un café vide où siffle le percolateur et où un client, accoudé au comptoir, parle au barman qui opine sans écouter… Et cette valise. Il capta mon regard et m'annonça en souriant:

«Le plus précieux n'est pas dans la valise, mais ici.»

Il donna une petite tape sur une serviette en cuir posée sur la banquette.

«Deux millions de dollars. C'est le prix qu'on me demande pour cette pile de paperasses. La documentation technique complète pour un hélicoptère de combat. Une merveille. Je me demande comment ces ingénieurs qu'on ne paie plus depuis des mois peuvent encore fabriquer des engins de ce niveau. Les Apaches américains sont, à côté, des boîtes de conserve volantes. Mais la Russie reste fidèle à elle-même. Les ingénieurs ne touchent rien et les mafieux qui organisent les fuites s'achètent des villas aux Bahamas… Cette serviette va repartir demain pour Moscou mais, tu vois, le plus fou c'est que je ne sais pas si au Centre on sera vraiment heureux de la récupérer. Il est probable que celui qui va la recevoir attendait plutôt le versement des commissions de la vente…»

En devinant ce qu'était son travail à présent, je repensai au voltigeur privé de filet. Je savais d'expérience que cette absence totale de protection pouvait, dans les cas extrêmes, devenir un grand avantage. Chakh le vivait sans doute ainsi. Ce vide qui seul le séparait de la mort le libérait. Il n'avait plus à tenir compte de la mort ni à maîtriser la peur, ni à prévoir des garde-fous ou des issues de secours. Il rencontrait ceux qui apportaient de Russie ces mallettes bourrées de secrets à vendre, se faisait passer pour un intermédiaire d'un groupe d'armement américain, négociait, demandait du temps pour une expertise. Les vendeurs, il le savait, n'étaient plus les agents d'autrefois avec leurs tactiques rodées et le raffinement des parapluies tueurs. Ceux-là réfléchissaient peu, tuaient vite et beaucoup. C'est son oubli de la mort qui les confondait, ils prenaient cette indifférence pour gage de la respectabilité toute américaine. Et il réussissait car il dépassait tous les degrés imaginables du risque.

Je lui dis, maladroitement et d'un ton absurdement moraliste, que cela ne pouvait pas durer. Le serveur, à ce moment-là, posa nos tasses et, par mégarde, percuta du pied la valise rangée sous la table. Chakh sourit et murmura dans le dos de l'homme qui s'éloignait:

«Il aurait dû faire attention, cette valise est faiblement radioactive. Oui, il m'est arrivé de transporter là-dedans les pièces d'une bombe atomique portative. Je ne plaisante pas. Tu ne peux pas imaginer ce qu'ils parviennent à sortir de Russie. Je me dis parfois qu'ils finiront par démonter le pays lui-même, ou ce qui en reste, et le transporter en Occident. Quant à cette bombe, c'était un vrai jouet. Poids total: vingt-neuf kilos, soixante-dix centimètres de longueur Un rêve pour un petit dictateur qui veut se faire respecter…»

Il but une gorgée, puis reprit d'une voix plus sourde:

«Tu as raison, on ne joue pas longtemps comme je joue maintenant. Ça peut marcher dix fois, pas onze. Mais tu vois, si je croyais encore qu'on puisse gagner, je pense que cela ne marcherait même pas une fois. Peut-être le vrai jeu commence quand on sait qu'on va perdre. Et nous avons déjà perdu. Cet hélicoptère qui est dans ma serviette, il va de toute façon atterrir en Amérique, par une autre filière, avec un petit retard, mais ils l'auront quand même. Comme ils auront tous les chercheurs de talent qui crèvent de faim à Moscou. Comme un jour, ils auront la planète entière à leur botte. Avec l'Europe c'est déjà fait, ce ne sont plus des nations, c'est de la domesticité. Si demain les Américains décident de bombarder quelque peuple fautif, ces larbins répondront présent d'une seule voix. On les autorisera tout de même à préserver leur folklore national, tu sais, comme dans un bordel où chaque fille a son emploi. Les Français, tradition oblige, écriront des essais sur la guerre et prêteront leurs palais pour les négociations. Les Anglais joueront la dignité, la mère maquerelle a toujours une fille qui sait jouer la classe. Et les Allemands feront une pute pleine de zèle comme celle qui essaie de faire oublier ses erreurs du passé. Le reste de l'Europe est quantité négligeable…

– Et la Russie?»

Je le demandai sans arrière-pensée et surtout sans vouloir du tout lui couper la parole. Mais c'est ainsi que Chakh dut le prendre. Il se tut puis reprit avec un air de regret:

«Excuse-moi, je radote. J'ai joué tant de fois le gros Américain acheteur de secrets que j'ai fini par le détester. Un antiaméricanisme primaire et viscéral, comme diraient les intellectuels parisiens. Non, il ne faut pas être un mauvais perdant. Tu sais, j'ai raconté un jour à… à notre amie la mort de Sorge. Elle a pensé sans doute que je lui faisais un cours de propagande patriotique, je m'y suis mal pris peut-être. Mais je voulais tout simplement dire que dans cette dernière minute, sur l'échafaud, lui, le perdant, avec le nœud coulant sur le cou, il avait su vaincre. Oui, en poussant ce cri qui ferait rire aujourd'hui: "Vive l'Internationale communiste! " Mais qui peut savoir ce qui pèsera plus dans la balance du bien et du mal: toutes les victoires du monde ou le poing levé de cet agent trahi par tous…

– Et la Russie?»

Je le répétai d'une voix neutre, volontairement distraite, en lui laissant la possibilité de ne pas répondre. Mais sa réponse m'étonna par son ton de confidence:

«Plusieurs fois déjà, j'ai fait ce même rêve: je traverse la frontière russe, en train, c'est l'hiver, des champs blancs à perte de vue et pas une gare, pas une ville, etje comprends qu'il n'y aura plus que ces neiges infinies jusqu'au bout… Cela va faire vingt-deux ans que je n'y suis pas retourné. La dernière personne que j'ai connue là-bas et qui vit encore, c'est notre amie que tu vas finir par retrouver. Les autres Russes, je les ai tous connus à l'étranger. Quant à ceux qui viennent ici pour me vendre ces hélicoptères sur papier, c'est déjà une race nouvelle. Ceux qui vont régner ici-bas après nous.»

Il regarda sa montre, s'inclina pour tirer la valise et, déjà prêt à partir me dit avec un clin d'œil:

«Et puisque tu brûles d'envie de savoir ce qu'il y a dans cette valise, je vais te raconter la suite des événements. Deux beaux spécimens de cette nouvelle race vont ce soir descendre dans le même hôtel que moi, attendre la nuit et pénétrer dans ma chambre. Ne m'y trouvant pas, ils s'attaqueront à la valise. La vigilante police française sera déjà prévenue. Les spécimens seront expulsés vers Moscou et accueillis à Cheremetievo. On essaiera de colmater la brèche par où s'envolent ces hélicoptères de combat et d'autres jouets conçus par nos ingénieurs affamés.»

Il commanda un taxi et, en l'attendant devant la sortie, nous écoutâmes le débit énergique des actualités qui résonnait au-dessus du bar: mélange de grèves, de guerres, d'élections, de matchs, de morts, de buts marqués. «Rien ne m'étonne plus dans ce monde, dit Chakh en regardant la rue grise de pluie, mais que les avions allemands qui bombardent les Balkans aient la même croix noire sur les ailes que du temps où ils bombardaient Kiev et Leningrad, cela ressemble à une très mauvaise farce.»

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