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Ce sens secret des mots se révéla, par la suite, encore une fois, dans une situation aussi tragi-comique que celle de notre leçon d'histoire.

Je suivais une file d'attente interminable qui serpentait aux abords d'un magasin d'alimentation, puis, franchissant le seuil, s'enroulait à l'intérieur. Il s'agissait sans doute de quelque denrée rare pour l'hiver – des oranges ou tout simplement des pommes, je ne me souviens plus. J'avais déjà dépassé la limite psychologique la plus importante de cette attente – la porte du magasin devant laquelle des dizaines de gens pataugeaient encore dans une neige boueuse. C'est à ce moment-là que ma sœur vint me rejoindre: à deux nous avions droit à la double quantité de la marchandise rationnée.

Nous ne comprîmes pas ce qui provoqua soudain la colère de la foule. Les gens qui se tenaient derrière nous avaient dû croire que ma sœur voulait se faufiler sans faire la queue – un crime impardonnable! Des cris hargneux explosèrent, le long serpent se contracta, des visages menaçants nous entourèrent. Nous essayions tous les deux d'expliquer que nous étions frère et sœur. Mais la foule ne reconnaît jamais son erreur. Ceux qui n'avaient pas encore franchi le seuil, les plus aigris, poussèrent des hurlements indignés, sans trop savoir contre qui. Et comme tout mouvement de masse exagère absurdement la portée de son effort, c'est moi-même qu'ils expulsaient à présent. Le serpent tressaillit, les épaules se raidirent. Une secousse, et je me retrouvai hors de la file, à côté de ma sœur, face à la kyrielle serrée de ces visages haineux. Je tentai de récupérer ma place, mais leurs coudes formaient une rangée de boucliers. Hagard, les lèvres tremblantes, je rencontrai le regard de ma sœur. Inconsciemment, je devinai que nous étions particulièrement vulnérables, elle et moi. De deux ans plus âgée, elle allait avoir quinze ans et n'avait donc encore aucun atout de jeune femme, tout en ayant perdu les avantages de l'enfance qui auraient pu attendrir cette foule blindée. Il en était de même pour moi: avec mes douze ans et demi je ne pouvais pas m'imposer comme ces jeunes gars de quatorze ou quinze ans, forts de leur agressive irresponsabilité d'adolescents.

Nous glissâmes le long de la file d'attente en espérant être admis au moins quelques mètres plus loin de la place perdue. Mais les corps se serraient à notre passage et bientôt nous nous retrouvâmes dehors, dans la neige fondue. Malgré le cri d'une vendeuse: «Eh, derrière la porte, n'attendez plus, il n'y en aura pas pour tout le monde!», les gens continuaient à affluer.

Nous restions au bout de la file, hypnotisés par la puissance anonyme de la foule. J'avais peur de lever les yeux, de bouger, mes mains enfoncées dans les poches tremblaient. Et c'est comme venant d'une autre planète que j'entendis soudain la voix de ma sœur – quelques paroles teintées d'une mélancolie souriante:

– Te rappelles-tu: Bartavelles et ortolans truffés rôtis?…

Elle rit doucement.

Et moi, en regardant son visage pâle aux yeux qui reflétaient le ciel d'hiver, je sentis mes poumons s'emplir d'un air tout neuf – celui de Cherbourg – à l'odeur de brume salée, des galets humides sur la plage, et des cris sonores des mouettes dans l'infini de l'océan. Je restai un moment aveugle. La file d'attente avançait et me poussait lentement vers la porte. Je me laissais faire sans quitter cet instant de lumière qui se dilatait en moi.

Bartavelles et ortolans… Je souris en lançant à ma sœur un discret clin d'œil. Non, nous ne nous sentions pas supérieurs aux gens qui se pressaient dans la file. Nous étions comme eux, peut-être vivions-nous même plus modestement que beaucoup d'entre eux. Nous appartenions tous à la même classe: celle des gens qui pataugeaient dans une neige piétinée au milieu d'une grande ville industrielle, aux portes d'un magasin, en espérant remplir leurs sacs de deux kilos d'oranges.

Et pourtant, en entendant les mots magiques, appris au banquet de Cherbourg, je me sentis différent d'eux. Non pas à cause de mon érudition (je ne savais pas, à l'époque, à quoi ressemblaient ces fameux bartavelles et ortolans). Tout simplement, l'instant qui était en moi – avec ses lumières brumeuses et ses odeurs marines – avait rendu relatif tout ce qui nous entourait: cette ville et sa carrure très stalinienne, cette attente nerveuse et la violence obtuse de la foule. Au lieu de la colère envers ces gens qui m'avaient repoussé, je ressentais maintenant une étonnante compassion à leur égard: ils ne pouvaient pas, en plissant légèrement les paupières, pénétrer dans ce jour plein de senteurs fraîches des algues, des cris de mouettes, du soleil voilé… Une terrible envie de le dire à tout le monde me saisit. Mais le dire comment? Il me fallait inventer une langue inédite dont je ne connaissais pour l'instant que les deux premiers vocables: bartavelles et ortolans…

5

Après la mort de mon arrière-grand-père Norbert, l'immensité blanche de la Sibérie se referma lentement sur Albertine. Certes, elle retourna encore deux ou trois fois à Paris en y amenant Charlotte. Mais la planète des neiges ne relâchait jamais les âmes envoûtées par ses espaces sans jalons, par son temps endormi.

D'ailleurs, les séjours parisiens étaient marqués d'une amertume que les récits de ma grand-mère ne parvenaient pas à dissimuler. Quelque dissension familiale dont il ne nous était pas donné de connaître les raisons? Ou bien une froideur très européenne dans les relations entre les proches, inconcevable pour nous autres, Russes, avec notre collectivisme débordant? Ou tout simplement, l'attitude compréhensible des gens modestes envers l'une des quatre sœurs, l'aventurière de la famille qui, au lieu d'un beau rêve d'or, rapportait chaque fois l'angoisse d'un pays sauvage et de sa vie brisée.

En tout cas, le fait qu'Albertine préférait vivre dans l'appartement de son frère et non dans la maison familiale de Neuilly ne passa pas inaperçu, même pour nous.

À chaque retour en Russie, la Sibérie lui paraissait de plus en plus fatale – inévitable, se confondant avec son destin. Ce n'était plus seulement la tombe de Norbert qui l'attachait à cette terre de glace, mais aussi ce ténébreux vécu russe dont elle sentait le poison enivrant s'instiller dans ses veines.

D'une épouse de médecin respectable, connu dans la ville entière, Albertine s'était transformée en une veuve bien étrange – une Française qui semblait ne pouvoir se décider à retourner chez elle. Pis, elle en revenait chaque fois!

Elle était trop jeune encore et trop belle pour éviter la médisance du beau monde de Boïarsk. Trop insolite pour se faire accepter telle quelle. Et bientôt trop pauvre.

Charlotte remarqua qu'après chaque voyage à Paris, elles s'installaient dans un appartement de plus en plus petit. À l'école où elle avait été admise grâce à un ancien patient de son père, elle devint vite «cette Lemonnier». Un jour sa «dame de classe», comme on appelait avant la révolution le professeur principal, la fit venir au tableau – mais non pour l'interroger… Quand Charlotte se dressa devant elle, la dame observa les pieds de la fillette et, avec un sourire dédaigneux, demanda:

– Qu'avez-vous aux pieds, mademoiselle Lemonnier?

Les trente élèves se relevèrent de leurs sièges en tendant le cou, en écarquillant les yeux. Sur le parquet bien ciré, elles virent deux étuis en laine, deux «chaussures» que Charlotte s'était confectionnées elle-même. Écrasée par tous ces regards, Charlotte baissa la tête et crispa involontairement ses orteils à l'intérieur des chaussons comme si elle voulait faire disparaître ses pieds…

À cette époque, elles vivaient déjà dans une vieille isba à la périphérie de la ville. Charlotte ne s'étonnait plus de voir sa mère presque toujours prostrée sur un haut lit paysan, derrière un rideau. Quand Albertine se levait, dans ses yeux, bien qu'ouverts, grouillaient les ombres noires des songes. Elle n'essayait même plus de sourire à sa fille. Avec une louche de cuivre elle puisait dans un seau, buvait longuement et s'en allait. Charlotte savait déjà qu'elles survivaient depuis longtemps grâce au scintillement de quelques bijoux dans le coffret aux incrustations de nacre…

Cette isba, loin des beaux quartiers de Boïarsk, lui plaisait. On voyait moins leur misère dans ces étroites rues courbes noyées sous la neige. Et puis, il était si bon, en rentrant de l'école, de monter sur le vieux perron en bois qui crissait sous les pas, de traverser une entrée obscure dont les murs en gros rondins étaient recouverts d'un épais pelage de givre, et de pousser la lourde porte qui cédait avec un bref gémissement très vivant. Et là, dans la pièce, on pouvait rester un instant sans allumer la lampe, en regardant la petite fenêtre basse s'imprégner du crépuscule violet, en écoutant les rafales neigeuses tinter contre la vitre. Adossée au large flanc chaud du grand poêle, Charlotte sentait la chaleur pénétrer lentement sous son manteau. Elle appliquait ses mains transies sur la pierre tiède – le poêle lui paraissait être l'énorme cœur de cette vieille isba. Et sous la semelle de ses bottes de feutre fondaient les derniers glaçons.

Un jour, un éclat de glace se cassa sous son pied avec une sonorité inhabituelle. Charlotte fut surprise – elle était rentrée voilà déjà une bonne demi-heure, toute la neige sur son manteau et sur sa chapka avait fondu et séché depuis. Alors que ce glaçon… Elle se pencha pour le ramasser. C'était un éclat de verre! Celui, très fin, d'une ampoule de médicament brisée…

C'est ainsi que le terrible mot de morphine entra dans sa vie. Et expliqua le silence derrière le rideau, les ombres grouillantes dans les yeux de sa mère, cette Sibérie absurde et inévitable comme le destin.

Albertine n'avait plus rien à cacher à sa fille. C'est Charlotte qu'on voyait désormais entrer dans la pharmacie et murmurer timidement: «C'est pour le médicament de madame Lemonnier…»

Elle rentrait toujours seule, en traversant de vastes terrains vagues qui séparaient leur bourgade des dernières rues de la ville avec ses magasins et son éclairage. Souvent, une tempête de neige se déchaînait au-dessus de ces étendues mortes. Lasse de lutter contre le vent chargé de cristaux de glace, assourdie par son sifflement, Charlotte s'arrêta, un soir, au milieu de ce désert de neige, tournant le dos aux rafales, le regard perdu dans l'envolée vertigineuse des flocons. Intensément, elle ressentit sa vie, la chaleur de son corps maigre concentré en un minuscule moi. Elle percevait le chatouillement d'une goutte qui glissait sous l'oreillette de sa chapka, et le battement de son cœur, et, près de son cœur – la présence fragile des ampoules qu'elle venait d'acheter. «C'est moi, retentit soudain en elle une voix étouffée, moi, qui suis là, dans ces bourrasques de neige, au bout du monde, dans cette Sibérie, moi, Charlotte Lemonnier, moi qui n'ai rien de commun avec ces lieux sauvages, ni avec ce ciel, ni avec cette terre gelée. Ni avec ces gens. Je suis là, toute seule, et je porte la morphine à ma mère…» Elle crut que son esprit chancelait avant de basculer dans un gouffre où tout cet absurde subitement révélé allait devenir naturel. Elle se secoua: non, ce désert sibérien devait bien finir quelque part, et là, il y avait une ville aux larges avenues bordées de marronniers, les cafés illuminés, l'appartement de son oncle et tous ces livres qui s'ouvraient sur les mots si chers par le seul aspect de leurs caractères. Il y avait la France…

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